Le tireur d’élite

Il était généralement accepté à Asiya que les Fourrures soient considérées comme des adultes libres et responsables dès l’âge de quinze ans. Ce seuil était inscrit dans la loi pour plusieurs raisons historiques et culturelles propres aux Fourrures, notamment le fait qu’elles ne reconnaissaient pas la période de l’adolescence, période de la vie qui pouvait être particulièrement difficile à traverser chez les humains. Cependant, atteindre la majorité n’était que très rarement synonyme de liberté pour les Fourrures qui grandissaient auprès des humains; surtout en ce qui concerne celles qui avaient passé une partie de leur enfance sous la supervision de Martin Lembert.

Aux alentours de son treizième anniversaire, Rim fut amené chez un artisan seulement un coin de rue plus loin, sans connaitre plus de détail. Il ne conserva aucun souvenir de cette visite, puisqu’il tomba subitement endormi à un moment. Il ne se réveilla que plusieurs heures plus tard, pour se rendre compte qu’on lui avait rentré un anneau en argent à travers l’oreille gauche. Aussitôt qu’il prit conscience de ce qu’on lui avait fait, il paniqua gravement. Martin dut le retenir plusieurs heures pour l’empêcher de se l’arracher, et il lui expliqua qu’il était hors de question de le lui enlever.

« Cet anneau sera ma marque, dit-il. Grâce à lui, tu n’oublieras jamais d’où tu viens, qui tu es et qui t’a élevé, et il le fera savoir à tout le monde. Porte-le fièrement puisqu’il fait maintenant partie de ta peau et de ton identité. »

Après ce jour, Rim eut le privilège de visiter la cité de Lumasarel à plusieurs reprises, chaque fois accompagné. Martin ne le quittait jamais des yeux et même alors qu’il s’éloignait quelque peu, il semblait capable de le retracer où qu’il allât. Il lui fit visiter les différents quartiers et le présenta à quelques personnes qu’il connaissait mais que Rim n’avait jamais vu et ne recroiserait jamais de sa vie. Les rues en dédale, les constructions érigées toujours plus haut, les foules parfois très denses et les grands murs ceinturant la cité avaient tous de quoi donner le tournis, et au milieu de tout ce monde gigantesque et grouillant, Rim ne se sentit plus jamais en sécurité autant que chez lui.

N’ayant jamais été proche d’autant d’humains, il fut intimidé par le nombre vertigineux qu’il semblait y avoir dans la cité. Il n’aperçut que quelquefois, du coin de l’œil et de très loin, d’autres non-humains : des Fourrures, qui semblaient travailler et participer à la vie de Lumasarel comme tout le monde, comme se fondant dans le paysage urbain. De son côté, alors qu’il se contentait de suivre son maitre pratiquement partout où il allait, il commença à comprendre la solitude qu’il vivait; sans que forcément il ne réussît à mettre des mots sur ce sentiment.

Au cœur de la cité était dressée la demeure du roi d’Asiya : un château entouré d’un corridor d’arbres et de verdure qu’on ne retrouvait autrement pas ailleurs à Lumasarel. Devant la face sud, il y avait un espace dégagé et entièrement pavé. Deux gigantesques portes se trouvaient au centre du mur et formaient une arche, et elles restaient généralement fermées; quoique Rim les avait vues quelquefois ouvertes mais surveillées par un régiment de soldats. Au-dessus des portes, il y avait un petit balcon assez large pour accueillir trois personnes et qui donnait une vue sur l’ensemble de la grand-place, et inversement, que tout le monde autour pouvait regarder. Le tout n’était pas bien grand en termes de hauteur, en comparaison avec d’autres châteaux à l’extérieur et même à l’intérieur du royaume. La demeure du roi d’Asiya devait certainement se classer parmi les plus modestes, n’ayant pas été construite dans un but d’impressionner, ni même pour servir de place forte. Et pour cause : il est dit que le château fut construit alors que Lumasarel était déjà bien grande.

La grand-place et le balcon servaient lors des discours au public. C’était apparemment une activité fréquente pour le roi d’alors, Marco Vikorich II, et une activité qui lui avait apporté autant d’admirateurs que de détracteurs. Martin n’eut jamais de bons mots pour cet homme qu’il semblait mépriser. Un jour, alors qu’ils étaient sortis ensemble, ils trouvèrent une foule rassemblée devant les portes du château. Martin y emmena Rim avec une insistance quelque peu étrange, car après qu’il lui eut parlé du roi de manière si peu reluisante, il ne l’aurait pas cru intéressé à l’entendre.

Les mots prononcés ne le laissèrent pas indifférent : le roi sur le balcon, entouré de deux autres personnes, parlait de conflits qui se déroulaient dans le sud du pays, et à plusieurs reprises, il fit mention de Salamey. Le simple fait d’entendre ce nom rendit Rim fort mal à l’aise, sans qu’il ne comprît vraiment pourquoi. Les années et le temps passé avec Martin avaient effacé de sa mémoire les souvenirs heureux qu’il gardait de son ancienne vie. La première fois depuis si longtemps qu’on lui rappela son pays d’origine, son nom ne lui inspira plus que de la misère.

Le roi s’adressa aux citoyens d’Alandrève et appela à l’unité et à la résilience, tout en essayant de se faire rassurant. Martin écoutait les bras croisés, mais Rim n’était pas très attentif : il regardait tout autour de lui les gens rassemblés, qui avaient tous les yeux rivés sur le roi, comme admiratifs ou dans l’espoir quelque chose. Tous les types de gens qu’il avait pu voir étaient présents, des plus aisés aux plus miséreux, et personne ne semblait ravi de quoi que fût.

Le discours fut interrompu subitement. L’homme juste à la gauche du roi tomba sur ses jambes en hurlant de douleur, après qu’une flèche eut fendu l’air et se planta dans sa cuisse. Le roi se retira immédiatement à l’intérieur avec le blessé. La foule fut renversée et les gens prirent panique. La dernière personne qui était restée sur le balcon pointa du doigt vers le sud-est en criant : « Là-haut! Un assassin! Attrapez-le! »

Sur l’une des maisons, on put voir un renard qui se tenait sur le toit avec une arbalète dans les mains. Il était en train de recharger pour tirer une seconde fois, mais lorsque toute l’attention fut tournée vers lui, il recula du bord pour disparaitre. Plusieurs soldats armés bousculèrent la foule qui commença de se disperser.

Rim profita de la cohue et se dirigea dans la même direction que les soldats, car il était fortement intrigué par le renard qu’il avait vu bien plus que par les paroles du roi. Il arriva à l’embouchure d’une allée passante. La foule autour de lui était toujours aussi dense et habitée d’un sentiment de frayeur, comme si tout le monde en même temps redoutait être la prochaine cible d’un assassin. Il se sentit très vite perdu, d’autant que, depuis la rue, il n’avait aucun espoir de voir qui que ce fût qui pouvait se tenir sur les toits. Il décida de rebrousser chemin et de retrouver Martin, car il s’en était beaucoup trop éloigné; mais alors qu’il tourna les talons, il fut attrapé par l’un des soldats qui l’avait suivi.

« Je te tiens, le chaton! » dit-il en l’agrippant fermement par l’avant-bras. Il le serra si fort que Rim le crut capable de le lui arracher. « Pas question qu’on te laisse te filer comme ça, reprit-il.

— Laissez-moi! Mon maitre m’attend! » dit Rim en tentant de se débattre. Il sortit ses griffes par réflexe et tenta de s’en prendre au garde pour qu’il le lâche. Le simple fait qu’il eût pu poser ce geste le choqua, car c’était la première fois qu’il faisait cela, et qui plus est de manière totalement irréfléchie. Ses griffes se heurtèrent toutefois aux anneaux de son haubert. Il se retrouva bredouille, figé dans sa confusion.

L’homme n’en fit pas de cas, mais un second arriva auprès d’eux et le prit par l’autre bras pour l’immobiliser. « Tu as intérêt à faire ce qu’on te dit, dit-il d’un air menaçant qui suffit à faire plier Rim; sinon, il y a moyen que ça se finisse mal. »

Il fut trainé plus loin dans l’allée, non loin de la grand-place. Il ne dit pas un mot et garda les yeux baissés au sol en pleine obéissance, ainsi il ne vit pas où ils l’emmenèrent. « Les problèmes, ils arrivent, les problèmes, dit l’un des soldats. Attends qu’ils arrivent ici. C’est fini, la vie paisible.

— C’est sûr, c’est sûr, répondit l’autre. Ça va être la merde à tous les niveaux.

— Je ne suis pas payé assez cher pour m’occuper de ces emmerdes.

— Laissons les autres s’en occuper. Au pire, je vais changer de boulot. Qu’est-ce qu’il m’en coute? »

Il se souvint avoir monté des escaliers à l’extérieur puis à l’intérieur, puis avoir marché dans de longs couloirs sombres où tout se ressemblait. Ils s’arrêtèrent devant une massive porte en fer. Alors que le soldat glissa l’énorme barre qui servait de loquet, il dit, en regardant par la minuscule fenêtre à barreaux : « Hé, toi! On t’apporte à diner! »

Rim fut littéralement jeté à l’intérieur, et la porte fut refermée aussitôt derrière lui. Il vit, au fond de la cellule, assis par terre contre le mur, un loup à la fourrure grise. Ce dernier lui adressa un très léger sourire, un sourire honnête mais fatigué, qui dissimulait à peine toute la tristesse et la résignation qui l’habitait. Rim fut insensible à son allure bienveillante et sentit son cœur commencer à battre à vive allure. Il resta parfaitement immobile, se contentant de tourner les yeux rapidement pour observer les murs de la cellule. Elle n’était pas bien grande et tout à fait sombre car dépourvue de toute fenêtre, hormis celle à la porte. Leur seule source de lumière était celle d’une lanterne située de l’autre côté.

« Pendant une seconde, j’ai vraiment cru qu’ils m’avaient apporté un reste de pain, finit par dire calmement le loup. Ne les écoute pas. Je ne vais pas te manger. Ils aiment bien rigoler avec ça.

— Qui… êtes-vous? demanda Rim avec hésitation.

— Manuel de Pirret. À ton service, si je peux t’être aucunement utile enfermé dans ces geôles. Je suis ici depuis huit jours, je crois. Difficile à dire. Et j’ai effectivement hâte qu’on m’apporte à manger, mais quitte à manger un autre prisonnier, je me contenterais de ma propre patte. »

Le loup rigola faiblement en voyant Rim tendu et effrayé de sa présence. Celui-ci tenta de grimper sur la porte pour essayer d’y voir à travers la fenêtre. Il vit alentour une pièce avec quelques portes semblables à celle contre derrière laquelle il se tenait. Au centre de la pièce, il y avait une table basse avec une lanterne et une gamelle vraisemblablement vide, avec deux tabourets. Il savait qu’il y avait un couloir sur la gauche, puisque c’est de là qu’il était venu, mais son angle de vue était trop aigu pour lui permettre de le voir.

« Dis-moi, fait-il jour, dehors, en ce moment? demanda Manuel.

— Il est bientôt midi, je crois, répondit Rim. Je suis sorti bien trop longtemps. Je veux m’en aller, je veux rentrer chez moi.

— Tu as un chez toi? Ne t’inquiète pas, je suis sûr que quelqu’un viendra te faire sortir rapidement. »

Rim réussit à demeurer lucide; tout ce qui s’était passé était inattendu, voire impossible à ses yeux. C’était la première fois, de son souvenir, qu’il avait été séparé de Martin, qui plus est par la force, et à ce moment, il ne pensait plus qu’à le retrouver. Il se sentait minuscule, démuni de tout et incapable de quoi que ce fût. Il était perdu. Il resta suspendu à la fenêtre pendant trois quarts d’heure sans que rien ne se produisît, ne tournant la tête que quelquefois pour n’y voir que Manuel qui restait immobile. Il ne répondit même pas non plus lorsque celui-ci lui adressa la parole, et il était même incapable de dire ce qu’il avait entendu, comme si tout ce qui se passait à l’intérieur de la cellule ne se rendait pas jusqu’à son esprit.

Au bout d’un moment, il entendit enfin les bruits de gens qui venaient, mais ce qu’il entendit lui donna peu d’espoir.

« Arrête de bouger comme ça! dit une voix d’homme. Ça n’t’a pas suffi tout à l’heure? »

Des soldats amenaient un nouveau prisonnier et celui-ci semblait leur causer beaucoup d’embrouilles.

« C’est tout ce que vous pouvez faire? dit une autre voix, plus aigüe mais pleine d’agressivité. Vous pensez que vous me faites peur en me menaçant? » Au son de cette nouvelle voix, Manuel sortit de son immobilisme pour se ruer vers la porte, d’où il bouscula Rim pour lui voler la place à la fenêtre. « J’ai côtoyé des merdes comme vous toute ma vie, reprit la voix. Eux, ils m’attaquaient pas à un contre quatre, ils avaient des couilles, pas comme vous. »

Il y eut des bruits ressemblant aux cliquetis d’une chaine qui résonnèrent dans le couloir, puis ceux des bottes se frottant contre le sol poussiéreux en pierre, suivis du bruit sourd d’un impact brutal qui donna la chair de poule à Rim. Le prisonnier se plaignit de douleur. Manuel regardait désespérément à droite et à gauche, mais il n’y vit rien ni personne, et les sons rebondissaient sur absolument tous les murs, les rendant difficiles à localiser.

« Il va m’en falloir plus que ça pour me faire fermer ma gueule, reprit le prisonnier d’une voix étouffée et affaiblie. Je suis beaucoup plus dur que j’en ai l’air. »

Manuel commença à s’agiter alors qu’il était accroché aux barreaux de la fenêtre. Il se mit à murmurer frénétiquement quelque chose, comme un appel à l’aide silencieux. Rim recula pour se mettre sur le mur opposé, inquiet, car le loup semblait sur le bord de la crise.

« Recule-toi! dit une voix beaucoup plus nette d’un homme se tenant juste de l’autre côté.

— Vous êtes sûr que c’est une bonne idée de les mettre ensemble? demanda un autre homme plus loin.

— Je n’sais pas, répondit le premier. Avec un peu de chance, le loup va tous les manger. Hein, mon gars? Je t’ai dit de reculer. »

Manuel, loin de gronder ou de montrer des dents, recula docilement en regardant le soldat avec les yeux humides et les oreilles toutes rabattues. Ce fut de nouveau le branlebas de l’autre côté où le prisonnier semblait se débattre ardemment, branlebas qui se solda par une violente collision contre la porte en fer. Manuel se mit à gémir au bruit de l’impact tel un chien apeuré. On vit le soldat à travers la fenêtre faire une tête peu rassurante, pleine de mépris mais aussi d’empathie pour la douleur infligée.

La porte s’ouvrit enfin. Pendant que l’un des hommes gardait une lance tendue vers l’intérieur de la cellule, les deux autres tenaient un lapin, chacun par une épaule. Celui-ci était monstrueusement grand : sans compter les oreilles, il faisait une demi-tête de plus que chacun des soldats. Il avait à ce moment la tête mollement penchée vers l’avant, et du sang s’écoulait sur son front et sur sa gueule. Le regard de Manuel était rempli de colère et de chagrin et ses jambes tremblaient.

Le lapin fut lancé à bout de bras, et il s’effondra face contre terre. Ses mains étaient liées dans le dos, il était nu comme un ver et il portait de nombreuses traces de violences, où sa fourrure gris pâle était arrachée ou tachetée de sang et, sa peau, recouverte d’ecchymoses. Sur son bras gauche, il y avait un lourd bracelet duquel pendait une chaine.

Alors que les soldats s’empressèrent de refermer, Manuel se jeta brusquement sur le prisonnier, s’agenouilla à côté de lui, puis le souleva par les épaules pour le serrer avidement dans ses bras. « Je ne m’étais pas imaginé dans mes plus beaux rêves qu’on puisse se revoir un jour, dit-il d’une voix tremblotante. Oh! mon lapin, qu’est-ce qu’il t’est arrivé? »

On entendit les hommes derrière la porte se mettre à rire à gorge déployée. « C’est ta copine? dit celui à la fenêtre. Désolé, on l’a un peu amochée sur le chemin. Tu devrais lui apprendre à se calmer.

— Foutez le camp, bande de fumiers », dit le lapin d’une voix rauque et fatiguée. Son visage était plein de colère et il ne semblait pas vouloir démordre. L’hilarité et les moqueries des soldats continuèrent de se faire entendre alors qu’ils s’éloignaient lentement de la cellule.

« Nelli, s’il te plait! fit Manuel, visiblement très inquiet. Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, pour l’amour de Dieu?

— Rien de grave, répondit-il. Ils ont cru que je me laisserais faire en employant la violence.

— Mais tu aurais pu mourir! Tu cours des risques inutiles. Tu aurais dû les écouter et faire ce qu’ils t’ont dit, et tu ne serais peut-être pas recouvert de bleus.

— J’ai passé ma vie à faire ce qu’on me disait de faire! grogna Nelli qui réussit péniblement à se remettre debout. Je ne suis plus une victime comme avant. Ne t’en fais pas pour moi. Je suis solide, et tu sais que j’ai traversé bien pire.

— Mais mon lapin, tu es gravement blessé », insista Manuel en s’agrippant à lui. Nelli semblait désorienté et chancelant, mais il s’obstina à vouloir se mettre debout.

« Je te reconnais, dit-il à l’attention de Rim. Je t’ai vu, tout à l’heure, sur la grand-place, durant le discours du roi. Laisse-moi deviner : tu es retourné vaquer à tes occupations, et un milicien t’a arrêté sans s’expliquer, et t’a amené de force jusqu’ici sans te dire pourquoi?

— Mais… où… où sommes-nous? Je ne sais pas où nous sommes, dit Rim. Je ne sais pas ce qu’on attend de moi, je ne sais pas ce que je suis censé faire. Je sais seulement que j’ai peur.

— Il n’y a rien à faire en prison, dit calmement Manuel, excepté attendre, soit la libération, soit la mort. Et tu n’as pas à avoir peur de nous.

— La… la mort? » bégaya Rim.

Manuel s’affaira à lentement défaire les liens de Nelli en essayant de dénouer la corde ou de la rompre avec ses griffes. Les voix des hommes dans le couloir s’approchèrent de nouveau avant même qu’elles n’eussent eu le temps de s’estomper. Au son des bruits de pas, on devina qu’ils étaient bien plus nombreux. « Mettez-le avec les autres », dit l’un d’entre eux : ils apportaient un quatrième prisonnier, un qui, cette fois-ci, ne semblait pas leur résister. Quand ils entendirent le glissement du loquet, Manuel dut retenir Nelli pour qu’il ne se ruât pas contre les soldats armés et toujours plus remontés contre lui. La porte s’ouvrit sur un renard roux. Il avait les mains liées dans le dos et portait une étoffe en lin enroulée autour de la taille à la manière d’une jupe qui descendait à mi-cuisse et sa queue orangée était repliée entre ses jambes. Il maintenait le regard tourné vers les hommes avec un air de dégout profond, puis lorsqu’il vit les autres prisonniers devant lui, son expression fit place à la surprise. Son corps ne portait pas de trace de violence, si ce n’est sa fourrure et sa jupe recouvertes de terre.

Le soldat derrière le poussa dans la cellule en lui assénant un coup de pied dans le dos. Il perdit l’équilibre et trébucha pour s’écraser sur le ventre. « Amusez-vous bien! » dit l’homme avant de refermer; puis ils s’en allèrent sans faire plus de commentaire.

Le renard, lui, se tortilla en silence pour trouver le moyen de s’assoir sur le sol.

« Toi… grogna Nelli. C’est toi! C’est toi qu’on a vu tirer sur les toits, tout à l’heure! »

Le renard leva la tête et soudain, tout son orgueil s’envola. « Vous savez? dit-il timidement.

— Si je sais? cria Nelli. C’est ta faute s’ils m’ont capturé! (Il se dégagea brusquement de Manuel. Il avait toujours les mains ligotées.) Tu n’es qu’un misérable vaurien! » S’avançant vers le renard, il lui mit un violent coup de pied en pleine gueule, et celui-ci s’écrasa de nouveau par terre sur le côté. « Espèce de malade! Je veux te voir pendre à une corde! À condition que je ne me fasse pas tuer moi aussi pour tes conneries! Sale chien! » Ne lui laissant pas l’occasion de se redresser, il le roua de coups de pied au visage. Le renard se tordit de douleur en couinant, incapable de se protéger la tête. Manuel se jeta à son tour sur le lapin pour l’éloigner et le retenir.

« Calme-toi! Je t’en supplie! » dit-il, au bord des larmes. Il le serra fermement dans ses bras.

Le cœur de Rim se remplit d’effroi, et il leur fit dos. Le renard resta longuement couché sur le côté et recrachait plus de sang que ce qu’il n’en avait vu dans toute sa vie. « Karimel le misérable vaurien, Karimel le malade, Karimel le sale chien », articula-t-il de peine et de misère. Il tenta douloureusement de se relever après quelques minutes, puis il resta dans le coin de la cellule, les mains obstruées et incapable d’essuyer le sang qui s’écoulait de son museau, et il fixait le sol, comme couvert de honte et de regrets. Il répétait toujours en murmurant : « Sale chien, je veux te voir pendre à une corde, c’est ta faute s’ils m’ont capturé, c’est ta faute, sale chien… »

Plus rien ne se dit pendant un moment. Nelli reprit son sang-froid peu à peu. Il resta tranquille pendant que Manuel continuait d’essayer de lui délier les mains, avec plus ou moins de succès. Lorsqu’elles furent enfin libres, il enlaça le loup dans une étreinte ferme et désespérée et fondit en larmes. Nelli était très grand et d’apparence plutôt musclé, et l’ardeur qui résidait dans son corps recouvert de blessures de bagarres laissa à Rim l’image de quelqu’un de vaillant et de courageux, qui lui avait même quelque peu rappelé son propre maitre. Il fut déboussolé par cette démonstration de vulnérabilité et de tendresse.

Ils s’assirent par terre en restant collés l’un à l’autre. Ils parlèrent tout bas, mais le moindre son se faisait entendre de tout le monde dans le silence absolu de ces geôles. Rim écouta attentivement alors qu’il étudiait leur comportement. Nelli avait résisté aux soldats en dénonçant leur arrestation arbitraire et, incapable de fuir, il s’en était pris à l’un d’eux à mains nues. Il avait presque réussi à le battre, jusqu’à ce que trois autres lui eussent sauté dessus. Il avait ensuite été lui-même violemment battu au point qu’il perdit connaissance pendant quelques minutes, pour se réveiller ligoté et enchainé à ceux qui l’avaient trainé aux geôles.

« Je ne voulais pas, je ne voulais pas, sanglota Nelli. Je panique, Manuel, je panique, je ne supporte pas d’être enfermé. J’ai mal… »

Manuel le serrait en le caressant pour le rassurer. Toute la scène émut Rim au point de lui mettre la larme à l’œil, car il n’avait plus souvenir de la dernière fois que quelqu’un l’avait serré dans ses bras.

« Tu es drôlement solide pour pouvoir encore tenir debout après tout ça », dit Karimel. Sa voix était nasillarde et étouffée, et il parlait lentement pour corriger sa diction qui en avait pris un coup après que Nelli lui eut frappé la gueule. Il ne montrait étonnamment aucun signe d’amertume. « Tu as une forte constitution, ça se voit. Tu as dû subir beaucoup de torture.

— Ça ne te regarde pas, dit sèchement Manuel.

— Je suis un peu comme toi, insista le renard. Moi aussi j’ai été un souffre-douleur désigné. Un qu’on rabaisse et qu’on moque pour s’amuser, et qu’on ne veut pas approcher autrement que pour passer sa colère. »

Manuel lui adressa un regard meurtrier. Karimel s’intéressa à Rim, qui était en train de l’observer fixement et avec intérêt.

« Et toi, tu m’as l’air affreusement jeune pour être ici. Qu’est-ce que tu as fait pour mériter ça? »

Rim répondit avec une autre question :

« Pourquoi avez-vous fait tout ça?

— Pourquoi? répéta Karimel. Pourquoi j’ai essayé de tuer le roi? Tu te fous de ma gueule, ou bien tu es ignorant de tout? Je l’ai fait parce qu’il faut bien que quelqu’un le fasse. Le roi doit être abattu. Il est l’incarnation de tout ce qui est mauvais dans ce pays. Il est la cause de l’appauvrissement des peuples, de la mise en esclavage des nôtres, et de la position d’autorité qu’ont les humains sur nos vies. Lui et les seigneurs humains doivent tomber, un à un, il en va de l’avenir de notre pays. Je regrette uniquement d’avoir manqué. Quelqu’un doit le faire! »

Manuel et Rim étaient confus; Nelli semblait partagé entre la rage et la terreur.

« J’ai ouvert les yeux sur beaucoup de choses. J’ai étudié les fondations de ce royaume et l’histoire de ses peuples. J’ai comparé avec ce que j’ai observé autour de moi tout au cours de ma vie. Nous sommes le peuple fondateur de ce royaume. Asiya! Le pays des Fourrures! Et regardez où nous en sommes, entassés et affamés dans les geôles d’un poste de gardes. Qu’est-ce que ces lois qui nous contraignent à la servitude pendant qu’elles protègent les plus riches au pouvoir? Du vent, je vous le dis. Une fois qu’on se rend compte de notre libre arbitre, il n’y a plus rien pour nous arrêter.

— Plus rien? s’énerva Manuel. Et la milice?

— Milice ou pas, Marco Vikorich serait mort, si j’avais bien visé. Si seulement, si seulement je n’étais pas aussi maladroit!

— Faites-vous partie des gens qui ont attaqué Salamey? demanda Rim, hésitant et incertain de tout ce que cette question impliquait.

— Non! Je n’y ai même jamais mis les pattes, si ça peut te rassurer. Ce qu’il s’y passe est d’un tout autre acabit et je n’y ai aucun lien. Je n’attaquerais jamais un autre Asiyen pour quelque raison que ce soit. Ceux qui y sont pris au piège n’ont sans doute pas conscience que la vraie source de leurs problèmes, ce sont les seigneurs humains. Nous sommes limités dans ce que nous savons et ce que nous voyons. Il y a tant de choses qui nous dépassent, communs des mortels! Enfants esclaves! Animaux de compagnie! Mineurs et agriculteurs! Si vous trouvez votre situation difficile, vous n’êtes pas seuls.

« Laisse-moi t’expliquer mon histoire, peut-être comprendras-tu mieux. Je suis né en captivité et j’ai été esclave jusqu’à ce qu’on me libère, à vingt-deux ans. Quand je suis sorti, je ne connaissais strictement rien du vrai monde, alors j’ai seulement continué de faire ce que je savais faire : je vendais mon corps. C’est à ça que mes maitres m’avaient destiné et tout ce qui me donnait de la valeur à leurs yeux. » Il sourit nerveusement, visiblement gêné d’en parler, puis il hocha la tête lentement. « Je dois l’admettre, c’est très payant. Je comprends un peu mieux ce qui les motivait.

— Tu aurais dû te contenter de ce rôle, l’interrompit sèchement Manuel. Puisque c’est la seule chose que tu sais faire bien. Garde ton histoire pour toi! Tout le monde s’en fout! »

Karimel fut profondément humilié, et il se tut. Manuel et Nelli restèrent ensemble à s’embrasser. Rim s’accrocha de nouveau à la fenêtre. Elle était plus haute qu’il n’était grand; il sauta pour empoigner les barreaux, et avec ses pattes postérieures, il s’appuya contre la porte. On entendit les échos de plusieurs conversations et des bruits de pas au loin, mais personne ne se présenta ni ne passa devant leur cellule.

Ce fut seulement une heure plus tard que quelque chose de nouveau se produisit. Quelqu’un venait enfin par le couloir et une lumière beaucoup plus vive éclaira la pièce. Un nouvel homme apparut, torche à la main, et regarda Rim droit dans les yeux avec un regard perçant et sévère, et celui-ci fut pétrifié de terreur. « Oui, je crois bien que c’est lui, dit gravement l’homme en tournant la tête. Jette donc un œil. »

Puis Martin apparut. Ce fut une révélation pour Rim, qui semblait avoir rêvé de ce moment des années alors que ça ne faisait que quelques heures. Il colla son visage contre les barreaux de la fenêtre et sa queue remua frénétiquement dans une joie et un émerveillement difficilement contenus. Le visage de Martin était neutre, impassible, et il regarda Rim presque comme s’il ne le connaissait pas. Sans le quitter des yeux, il dit : « Je confirme. Faites-le sortir; je vais le ramener avec moi. »

Rim décrocha de la porte et recula. À ce moment, Karimel se mit maladroitement debout et s’interposa entre les hommes et lui, le bousculant pour l’éloigner davantage. La porte s’ouvrit sur Martin, escorté par trois soldats et un quatrième homme bien plus décoré, certainement un haut gradé ou un capitaine. Les deux se regardèrent avec animosité, mais comme le renard était toujours ligoté et en piteux état, il ne restait plus beaucoup de sa prestance.

« Martin Lembert! Le maitre dresseur! dit-il. Combien de ces pauvres enfants d’Asiya as-tu encore corrompus? N’as-tu pas volé suffisamment de la jeunesse des Fourrures que tu as élevées? Ta carrière doit prendre fin maintenant. Rim est un Asiyen libre! Laisse-le, oublie-le!

— Espèce d’abruti, cracha Martin en secouant la tête, l’air ahuri. Tu t’es regardé? Pour quelle raison devrais-je écouter ce qu’a à me dire un prostitué et un assassin manqué dans ton genre? Tu es vraiment mal placé pour donner des leçons. J’espère que tu as compris que tu ne seras plus jamais libre. Si tu penses sauver quelqu’un en le forçant à rester ici, tu es un fou. Que tu le veuilles ou non, tu as signé ton arrêt de mort, aujourd’hui. Et tout ça pourquoi? Pour nourrir tes petites ambitions? Pour te faire respecter par tes amis? Tu voulais qu’on se souvienne de toi? Ça! Je te garantis qu’on va se souvenir de ce que t’as fait, et on va tous en rire, pendant longtemps.

— Ce n’est pas notre ami, s’empressa de dire Manuel. Nous ne le connaissons pas. »

Karimel se tourna vers le loup. « Mon combat est celui de tous les Asiyens, le vôtre y compris! dit-il. Montrez un peu de solidarité! Vous ne voyez pas que les humains n’ont rien à faire de nos vies, et nous méprisent tous pour ce que nous sommes?

— Si les Asiyens sont mal aimés ici, rétorqua Manuel, c’est uniquement à cause des fous comme toi, incapables de vivre en société, qui profèrent des énormités au nom de tout le monde, et qui essaient d’assassiner le roi.

— Vous ne comprenez pas les enjeux! » cria Karimel, qui semblait désespérément démuni.

Rim n’était aucunement attentif ou intéressé par les déblatérations du renard; il s’était glissé sur le côté puis rapproché de la porte. Il finit par courber l’échine une fois venu devant Martin. Ce dernier le saisit vivement pour l’emmener en-dehors.

« Non! Ne va pas avec lui! » fit Karimel, furieux et découragé.

Deux soldats se posèrent dans l’entrebâillement tandis que le capitaine était en train de repousser la porte en position close. Nelli s’était levé et élancé en courant vers la sortie. « Laissez-moi m’en aller! Je vous en supplie! » cria-t-il. Les hommes lui barrèrent la route et se saisirent de lui pour le retenir de s’enfuir. « Je le jure sur ma vie, je ne mérite pas ça! » pleura-t-il pendant qu’il se démenait à échapper à l’emprise des soldats. Ils finirent par le pousser derechef dans la cellule, la vigueur du lapin ayant finalement diminué. La porte fut brusquement refermée et barrée, mais Nelli se plaqua de nouveau contre elle. « Emmenez-moi avec vous! Je ferai n’importe quoi, je ferai tout! Pitié, monsieur! Quelqu’un, emmenez-moi… » À force de frapper, il finit par abandonner, et il s’effondra sur le sol en pleurant à chaudes larmes.

Rim fut pris d’un sentiment de culpabilité. Il regretta de quitter de la sorte après qu’on lui eut demandé de rester, et il pensa surtout à Nelli qui semblait très mal vivre tout ce qui s’était passé. Martin était venu le chercher; mais quelqu’un viendrait-il jamais chercher Nelli?

« Écoute bien, garçon, dit Martin pendant qu’ils marchaient. J’ignore ce que ce renard t’a dit, mais il ne faut pas l’écouter. Il était déterminé à te faire tuer avec lui, si je n’étais pas venu te chercher. Je ne sais pas à quoi il pense, mais il ne va pas bien. Pour tenter de tuer le roi devant tout le monde, et ensuite dire les choses qu’il a dites, il faut être rendu loin dans la folie. Je ne suis pas en colère contre toi; je suis en colère contre les miliciens qui t’ont arrêté pour rien. Je connais des gens bien placés ici, alors je veillerai à ce que ça ne se reproduise pas. » Ils s’arrêtèrent. Martin n’avait pas son air fâché, mais son regard était dur et pesant, comme celui d’un père profondément déçu et moralisateur, comme s’il jugeait de son comportement.

« Tu n’aurais pas dû te sauver de moi comme tu l’as fait, reprit-il. Tu ne sais pas encore bien te tenir autour des gens, et tu ne sais pas t’orienter non plus. Il aurait pu t’arriver bien pire que d’être retenu ici quelques heures. Crois-moi que, quand je dis pire, je crois que tu n’oses pas imaginer. Il est certaines situations où je ne pourrai pas venir te secourir, et je veux éviter qu’elles ne se produisent. Pour ça, il faut que tu m’écoutes et que tu fasses tout ce que je te dis. Ne t’éloigne plus jamais de moi sans que je t’en aie donné le droit, sinon je croirai que tu cherches à me fuir.

— Je n’ai jamais eu l’intention de fuir, monsieur, bégaya Rim, je le jure.

— J’aimerais pouvoir te faire confiance, garçon, répondit pensivement Martin. J’aimerais tant. »

Une semaine s’écoula depuis cette aventure. Rim pensa longuement à Nelli et à la souffrance qu’il semblait vivre, ainsi qu’à la façon dont il avait supplié Martin de l’emmener avec lui. Il se surprit à souhaiter, tout à fait égoïstement, que Martin eût accepté, se disant que de cette façon, il eût pu profiter de la compagnie de quelqu’un d’autre que de son maitre; quelqu’un qui lui ressemblait un peu plus. Ces idées furent vite balayées de son esprit par la rigueur et la droiture que Martin lui imposait et par toute la place que celui-ci occupait. Ses codétenus étaient tous entrés et sortis de sa vie à une vitesse vertigineuse, et après quelques jours seulement, ils n’étaient plus qu’un lointain souvenir. À un moment, il commença même à douter que tout ça se fût réellement passé.

Martin jugea cependant qu’il n’en avait pas terminé avec ce chapitre de sa vie, qu’il vit comme un apprentissage par l’exemple. Il emmena Rim derrière le château où s’était tenu le discours du roi, sur une autre place au côté nord. Un escalier montait sur le flanc d’une colline et un chemin menait à une grande tour collée au château. Il revint à Rim, comme un mauvais rêve, que c’était l’endroit où il avait été emmené une semaine plus tôt. En haut des marches, au pied des contreforts, il y avait une plateforme en bois qui saillait légèrement par-dessus l’escarpement, à environ trois mètres de hauteur. Il y avait foule rassemblée au pied du château, quoique de moins grande envergure que lors du discours; il devait y avoir moins de cent personnes, dont plusieurs étaient simplement de passage et s’arrêtèrent par curiosité, pour essayer de savoir ce qu’il se passait.

On vit avancer sur la plateforme deux hommes avec, au milieu, le renard Karimel. Il était à ce moment nu, mais ce qui captiva la foule fut plutôt la réelle couleur de son pelage, qui se révéla au grand jour lorsqu’il marcha sous la lumière du soleil. Ses poils orange tournèrent au jaune et au doré et étincelèrent très doucement, comme si tout son corps fut orné de minuscules pierres précieuses ou de bijoux cachés sous sa fourrure. Même Martin fut stupéfait, ce qui était rare.

Karimel avait toujours les mains liées, mais également les pattes, et quand toute la foule put voir sa vraie couleur, il détourna le regard. Il avait la tête baissée et ses oreilles aplaties sur le rebord de son crâne, en total abandon. Alors que Rim commençait à se demander à quoi rimait tout ce spectacle, la réalité se découvrit rapidement sous ses yeux. Un autre homme s’avança et fixa une corde au sommet d’une grande arche rectangulaire érigée vers l’avant de la plateforme. Pendant ce temps, un autre énumérait une liste de délits attribués au prisonnier : tentative d’assassinat sur les membres de la royauté, mais aussi complot, menaces, chantage, vols, violences et fugues. On le plaça ensuite à l’avant de la plateforme, de sorte que tout le monde en bas pût le voir, puis on lui enfila le nœud.

Il leva alors la tête vers la foule et il se mit soudainement à crier. « Mort aux hommes! Votre fin approche! Le soulèvement est commencé! Longue vie à Asiya! Mort au roi! Mort aux Vikorich! »

Le public commença à s’agiter : certains lui lançaient des insultes en retour, d’autres le huaient, mais absolument personne ne lui était sympathique. Face à ce débordement, les hommes derrière lui décidèrent de faire fi des procédures et d’en finir le plus vite possible. Avant même que Karimel n’eût fini de hurler ses dernières paroles, la personne à sa droite délogea grossièrement quelque clenche au ras de la plateforme en y mettant un coup de pied. Le plancher céda sous ses pattes, provoquant quelques acclamations parmi la foule. Le renard tomba de plus d’un mètre puis, arrivé au bout de la corde, il devint parfaitement silencieux.

Rim se couvrit les yeux avec horreur et se retourna. Même en sachant ce qu’il allait voir, il ne put y être préparé. Il voulut s’enfuir sur-le-champ, mais Martin le tint fermement et le força à regarder. Il n’aurait plus jamais la chance de parler à ce renard extravagant qui l’avait tant intrigué, qui était si différent de lui mais si semblable à la fois. Il ne comprendrait surement jamais tout ce qu’il avait tenté de lui expliquer et il ne connaitrait jamais son histoire.

« C’est donc le sort réservé à ceux que personne ne vient sortir de prison, songea-t-il. C’est ce qui me serait arrivé si je n’avais pas eu mon maitre pour me sauver. Est-ce la même chose qui attend Manuel, que personne n’est venu chercher, et Nelli, qu’ils ont cru complice du condamné? »

Il retint comme leçon de ne pas questionner l’autorité et de ne jamais remettre en question ce qu’on lui disait, sinon, on jugerait qu’il mérite le même châtiment. Il ne se passa plus une journée sans qu’il ne revît ce spectacle dans son esprit, et toutes les nuits suivantes furent hantées par ces images qui restèrent gravées dans sa mémoire à tout jamais.