Le mouton

Nelli et Antoine rentrèrent et le lapin se nettoya rapidement, le temps que son maitre s’affaira à lui appliquer des bandages. Celui-ci l’emmena ensuite au palais situé à l’est de la ville; Antoine y avait déjà eu affaire quelquefois, pour y rencontrer l’illustre Samuel Rembrant, seigneur du pays de Zen, et accessoirement un partenaire de la famille Levaland, puisque celle-ci possédait la majeure partie des quais de la cité. N’oublions pas que ce jour-là, le palais recevait également une importante visite, celle du roi d’Asiya Marco Vikorich, qui venait séjourner quelque temps au pays. À cette occasion, Rembrant avait organisé un grand banquet cette soirée, auquel Antoine était invité, à sa surprise.

Ils entrèrent dans la grande cour du palais, où une foule s’était amassée, constituée en partie des gens invités, mais d’une majorité de gens du peuple qui s’étaient déplacés pour voir le roi. Les précédents rois d’Asiya ne s’étaient intéressés que très peu au pays de Zen, mais Marco Vikorich n’en était pas à sa première visite officielle; cela, entre autres choses, le démarquait de ses prédécesseurs.

Il n’était pas non plus de coutume pour le roi de s’adresser au peuple comme le faisait Vikorich, mais ce dernier en avait fait sa spécialité, et sa visite en ce jour n’était guère qu’une excuse pour permettre à Rembrant faire de même. Celui-ci espérait renforcer ses liens avec Asiya et ainsi pouvoir remettre le pays de Zen sur la carte, car il avait trop longtemps été mis de côté par le passé.

Plusieurs gens de la région étaient honorés de la visite de Vikorich et de la façon dont il s’adressait à eux directement en organisant ce genre de rassemblement, mais la majorité y restaient tout de même indifférents; pour beaucoup, Samuel Rembrant était le roi du pays de Zen.

Antoine discuta avec quelques personnes d’affaires et Nelli se contenta de le suivre partout. Ils finirent même par rencontrer Léopold qui s’était invité lui-même. Un peu plus tard, Rembrant et Vikorich se manifestèrent enfin, et tous s’agenouillèrent lorsque le roi monta sur l’estrade.

« Cet homme parle, il parle, il parle tout le temps, dit Antoine. C’est à croire qu’il ne travaille pas tellement il passe son temps à parler. Remarque, ça expliquerait des choses…

— C’est un genre qu’il se donne, répondit Léopold. Je n’aime pas, mais pour le paysan moyen qui ne comprend rien à rien, j’imagine que c’est rassurant. »

Samuel Rembrant s’adressait à la foule. Son discours ne sera pas retranscrit ici dans son intégralité, mais certaines grandes lignes interpelèrent les deux hommes :

« Il semble que des animaux qui peuplent certaines régions sont mécontents de la façon dont nous les considérons. Que ce soit dans la rue, à la maison ou au gouvernement… et ils ont raison de l’être. […] Dorénavant, toutes les Fourrures qui auront l’âge seront citoyennes d’Asiya, à l’instar des hommes et des femmes, et elles jouiront à ce titre des mêmes droits et des mêmes protections que les humains. […] Nous savons que ces nouvelles lois auront un grand impact dans la vie de certains d’entre vous, humains comme animaux. Même si nous ne sommes peut-être pas conscients de l’ampleur du problème dans notre région, le pays de Zen a décidé de suivre le mouvement et de bannir la pratique de l’esclavage sur son territoire, d’abord par solidarité avec nos confrères de Kusama et de Salamey, et d’un peu partout au pays, qui traversent des temps difficiles et doivent faire face à la colère et à la violence de plus en plus grandes des Fourrures, mais également et surtout par respect pour ces animaux avec qui nous partageons notre terre. […] Par décret de notre roi, Marco Vikorich, il a été décidé que tous les chasseurs, les dresseurs et les marchands d’esclaves qui n’auront pas mis fin à leurs activités d’ici le premier septembre mille cinquante-et-un — dans deux semaines, donc — seront recherchés et trainés devant la justice, et il en sera de même partout à Asiya. Nous comptons sur la population pour que le message se rendre dans toutes les communautés du pays de Zen. »

Il n’en fallut pas plus pour alarmer Léopold, qui traina Antoine et Nelli hors de la cour du palais.

« Je le savais, dit-il alors qu’ils descendaient les rues. Je savais qu’il allait faire ça. Ça fait des mois que les seigneurs en parlent et que les rumeurs circulent. Ils ont presque tous commencé à affranchir les esclaves qu’ils possédaient.

— Oui, j’en ai entendu parler. Rembrant l’a fait au printemps. Plusieurs animaux relâchés ont disparu ou ont été retrouvés morts quelques jours après…

— C’est décidément un abruti… c’est bien la preuve qu’il ne se soucie pas d’eux. Et c’est nous les méchants dans sa tête. Tu comprends maintenant pourquoi je m’inquiétais…

— Monsieur Levaland! Monsieur! » Renaud courait à sa rencontre. « Monsieur, je vous cherchais… je vous ai vu là-haut. J’ignorais que vous vous intéressiez à la visite du roi.

— Nous avons été invités à la fête de ce soir, mais je ne sais pas si j’y irai, répondit Antoine.

— Vous devriez! Monseigneur Rembrant a mis la ville sens dessus dessous pour trouver des invités de marque pour remplir la salle.

— Je n’en doute pas! S’il a pensé à moi, c’est qu’il est rapidement venu à court d’idée.

— Ne dites pas ça de vous, monsieur! Vous possédez une des plus importantes compagnies du pays de Zen. C’est grâce à vous qu’on a l’argent qui rentre! Je suis certain qu’il vous a en grande estime.

— N’en parlons pas », dit Antoine avec dédain.

Le vieil homme s’approcha, fit dos à Léopold et Nelli, pour demander plus bas :

« Je voulais vous demander une faveur… je me demandais s’il était possible… évidemment si vous voulez, hein! C’est vous le maitre… s’il était possible de nous louer les services de votre garçon pour ce soir.

— Que… de quoi? » répondit Antoine. Il était tellement déconcerté qu’il mit un temps à accepter qu’il eût vraiment entendu ça.

Renaud bégayait; ça le rendait visiblement nerveux de poser la question et de se justifier.

« Le palais reçoit beaucoup d’invités à la fois et nous craignons que monseigneur Rembrant ne dispose pas d’assez de serviteurs pour assurer le service de ce soir, dit-il. Nous cherchons de l’aide où nous pouvons en trouver.

— Ça va pas, vous l’avez regardé? Vous croyez que quelqu’un comme lui peut faire ce genre de travail? Je sais comment ça se passe… un lapin, en plus. C’est pas comme si c’était un homme. Les invités vont passer la soirée à se moquer de lui, et il va me faire une dépression. Je n’accepterai pas ça. Je suis désolé, ce n’est pas un travail pour lui.

— C’est sûr, il n’est pas habitué; on ne lui demande pas de soulever des caisses, mais il y a surement moyen… »

Antoine l’interrompit, dit fermement : « Si Nelli vient à cette soirée, ce sera en ma compagnie. Personne ne le touchera. Débrouillez-vous. »

Renaud recula doucement. « Oui, monsieur. Je comprends tout-à-fait. » Il continua, à l’attention des trois, toujours un peu nerveux : « J’espère que vous serez présents ce soir. Souper dans la même salle que le roi, ça ne se refuse pas. » Il s’en retourna vers le palais.

Léopold s’approcha. « Tu ne vas pas y aller, dis-moi?

— Évidemment que non. Je suis déjà le gars bizarre avec son lapin. Après ce qu’ils ont annoncé là, on risque de mal me regarder. »

Nelli était gravement soulagé. Après ce qu’il venait de vivre, l’idée d’un banquet le terrifiait au plus haut point.

« Je n’y crois toujours pas, à cette histoire de loi, continua Léopold. Il va renoncer à toutes ses convictions rien que pour plaire à Asiya. J’avais du respect pour lui, avant cette histoire. C’est beau, la fierté d’un peuple, mais le souverain ne fait que suivre le courant… Tous les seigneurs d’Asiya n’ont plus l’influence qu’ils avaient. » S’apercevant de l’attention que Nelli leur portait, Léopold s’approcha d’Antoine : « Laisse-nous juste une minute », dit-il. Ils se mirent à l’écart pour continuer la conversation à l’abri des oreilles du lapin.

« Tu vas faire quoi? Tu penses qu’ils vont vouloir te l’enlever? demanda Léopold.

— Qu’est-ce que j’en sais… je ne pense pas avoir assez d’argent pour convaincre qui que ce soit. Moi, ma question, c’est que vont-ils en faire… il a seulement onze ans. Ils ne peuvent pas le laisser sans surveillance. Même si c’est… un peu différent avec eux… légalement, ce n’est qu’un enfant. Et… c’est un membre de la famille, aussi. C’est un peu mon fils. »

Antoine se grattait la tête vigoureusement. Il ne savait pas ce qu’il devait croire, mais chose certaine, il était très inquiet.

« Tu pourras surement le faire passer pour ton fils adoptif, ou je ne sais quoi. Tu expliques qu’il n’a pas de famille et que tu l’as élevé depuis tout le temps… c’est pas comme si t’abusais de lui, de toute façon. Vikorich utilise un peu la notion d’esclavage à toutes les sauces. Il va surement y avoir un moyen. »

Antoine semblait peu convaincu. « Ouais… mais c’est déjà ça, en vérité. L’excuse me semble facile. Tout le monde voudra dire ça pour espérer sauver son cul. Et si tu veux parler d’abus, n’oublie pas qu’on peut faire dire ce qu’on veut à un esclave. Il y en a qui ne se gêneront pas. Je n’ai pas envie de payer pour eux… »

Nelli s’immisça précipitamment entre les deux et se jeta sur Antoine, le serra dans ses bras et éclata en sanglots. Antoine fut pris de court, ne comprenant pas la raison de cet élan soudain d’émotions, mais il l’enlaça pour le réconforter. Devant le regard consterné de Léopold, Antoine haussa les épaules.

« Détends-toi, dit-il doucement. Explique-moi ce qui ne va pas.

— Il veut m’avoir, monsieur, pleura-t-il. Il ne me laissera pas. »

Antoine regarda autour d’eux. Il reconnut, plus loin, au coin de la rue, le capitaine Henry Calum. Il était accoté contre le mur d’un immeuble et jouait avec son couteau. Il était en train de les observer, mais impossible de savoir depuis combien de temps. Lorsqu’il croisa le regard d’Antoine, il esquissa une grimace exprimant son dégout. Puis, se redressant, il glissa son pouce sous son cou en tirant la langue, et s’en alla.

« Je croyais qu’il devait quitter aujourd’hui… » songea Antoine.

Ils rentrèrent alors qu’il commençait à se faire tard, pour continuer leur entretien en un lieu plus sûr et familier pour Nelli, qui se sentait ébranlé.

« Il y a eu une autre histoire aujourd’hui », dit Antoine, indiquant à son invité de s’assoir. Nelli s’assit par terre, le dos tourné. « Quelqu’un à qui je devais de l’argent… j’ai envoyé Nelli le lui rendre, et il a essayé de le kidnapper pour le ramener chez lui. C’est un Valand, à quoi je m’attendais… mais je ne pensais pas qu’il pouvait être dangereux.

— Tu n’es pas Valand toi aussi? rigola Léopold.

— Plus depuis trois générations… j’y suis déjà allé quelquefois, crois-moi, on n’a pas à se plaindre, ici. Ils n’ont pas de Fourrures chez eux. Ils doivent trouver ça… exotique, je ne sais pas. Il doit y avoir un marché assez obscur et lucratif. Mais là c’est allé trop loin. Ce qu’il voulait, c’était le ramener chez lui pour le manger.

— Oh! Merde! » s’exclama Léopold. C’était la première fois qu’il entendait parler de gens qui mangeaient des Fourrures, et il était gravement choqué de l’apprendre. « Mais… je… mais, il est con?

— Un lapin c’est un lapin, répondit Antoine en haussant les épaules.

— Enfin, quand même, dit Léopold en se prenant la tête dans ses mains. On ne parle pas d’un animal sauvage…

— Ce n’est pas la peine de chercher une logique dans ses motivations… c’est la dernière fois qu’il met les pieds ici. J’ai eu des soucis avec lui par le passé et je me suis déjà occupé de bannir sa compagnie du port. Il n’est pas près de jeter l’ancre de nouveau dans le coin. Cela dit… son départ était prévu il y a plusieurs heures. Je me demande ce qu’il fabrique. La fête de ce soir monopolise déjà la moitié des soldats de la ville; ça risque d’être compliqué de le forcer à s’en aller.

« Tu comprends pourquoi je t’ai dit que ce n’était pas facile, continua-t-il plus bas. Entre ce qui s’est passé aujourd’hui et les autres histoires qu’il y a eu avant, je me demande si ce n’est pas trop pour lui. Tu sais, à force de tirer sur la corde… à un moment, tout vient à lâcher.

— Tu as peur? »

Antoine hocha la tête silencieusement.

« Moi, j’ai peur », dit Nelli. Il s’adressa à eux sans les regarder, sans se retourner.

Les deux hommes se fixèrent longuement.

« Tu quittes quand? demanda Antoine.

— Dans deux jours, normalement…

— Changement de programme. »