La croisée des chemins

La nuit sembla durer une éternité, si bien qu’au premier signe d’une lueur dans le ciel, la compagnie se remit en route alors même que le soleil ne pointait pas encore à l’horizon. Celui-ci ne finit jamais par se montrer puisque le ciel s’était couvert. Meya était incapable de bouger sa main gauche, et la douleur à son bras était insoutenable. Nesevi s’offrit pour porter ses bagages, en plus de ceux qu’il avait déjà. Le renard gris souffrait en silence.

Toute la première moitié de la journée, ils ne s’adressèrent aucunement la parole. Janna ouvrit la marche, et elle dut s’arrêter à maintes occasions pour permettre aux autres de la suivre, puisque Meya trainait la patte. Elle avait mal pour lui, et toute la journée et toute la nuit, elle chercha les mots pour s’excuser; mais la présence de Nesevi la gênait quelque peu, assez curieusement d’ailleurs car les deux avaient toujours été très proches et francs l’un envers l’autre. La proximité que les deux renards avaient développée ces derniers mois lui donnait l’impression de plus en plus d’être mise à l’écart.

Le vent se leva progressivement et le temps n’annonçait rien de bon. Le chemin devint de plus en plus sinueux et accidenté à mesure qu’ils approchèrent la frontière de Saan. La région entière était surélevée et prise dans les montagnes, ils avaient donc un long chemin à descendre afin de rejoindre les plaines. La route longeait une rivière, gelée à ce mois de l’année, et ils firent une pause sur la berge pour examiner de nouveau la blessure de Meya.

La neige se mit également à tomber du ciel pendant qu’ils s’étaient arrêtés. « Je le sens mal, dit Janna. On en a encore pour quelques heures avant d’arriver à la croisée des chemins. Si le vent ne baisse pas, le chemin va être pénible.

— Combien de temps encore, crois-tu? demanda Nesevi.

— Je dirais au moins trois heures… si tout se passe bien. »

À mesure qu’ils progressaient, le vent se refroidit et les nuages s’épaissirent. Nesevi rattacha sa cape : même lui ne supportait plus de recevoir la neige et le vent contraire en pleine figure. Meya fermait la marche mais de très près, collé contre Nesevi, car il ne pouvait se couvrir le visage : il se servait du renard roux comme paravent, et s’agrippait à sa cape pendant qu’ils descendaient la montagne. Lorsqu’à un moment il perdit l’équilibre et glissa dans une descente, il entraina son compagnon dans sa chute. Ce dernier réussit à se relever rapidement, mais Meya déboula la côte sur une longue distance avant d’être arrêté par Janna. Celle-ci balaya la neige de son visage et de sa capuche en l’aidant à se relever, puis elle lui referma sa capuche pour l’aider à le protéger du froid, pour le peu d’aide que cela pût lui apporter.

En bas complètement de la côte, la forêt était déjà beaucoup moins dense et ils en voyaient enfin le bout; mais en contrepartie, le vent et la poudreuse avaient rendu la route pratiquement indiscernable du champ. Au bout de quelques lieues seulement, ils avaient déjà de la neige pratiquement jusqu’aux genoux, alors que le matin même, le chemin était complètement dégagé. Ils n’avaient plus aucune idée de leur route et la visibilité était nulle par endroits, pour peu qu’ils fussent dans une zone déboisée.

« Ne connaitrais-tu pas un sort qui nous permette d’y voir? » cria Janna. Le vent soufflait si fort qu’elle n’entendait plus sa propre voix.

« Je ne contrôle pas la météo, désolé, répondit Nesevi. Je ne dis pas que je n’ai jamais essayé. »

Ils se talonnèrent pour rester sur la route et ne pas se perdre de vue. C’était le milieu de l’après-midi, mais c’était quasiment aussi sombre que le crépuscule, et tout autour d’eux était gris, l’air comme le ciel, comme s’ils marchaient dans un brouillard opaque. Ils avaient définitivement quitté la forêt. Meya était malheureux; le seul prodige par lequel il pouvait encore marcher, pensait-il, était qu’il ne sentait plus ses propres pattes couvertes d’engelures. Il se mit à marmonner des airs de chansons d’été, de fêtes et de chaleur. Nesevi chantonna à l’unisson, puis après quelques minutes d’hésitation, Janna les rejoignit en chantant, d’abord tout bas, puis de tout cœur. La troupe affronta la tempête avec le son de leurs voix réunies, et la louve récita quelques poèmes de leur héritage.

Ils finirent par enfin rencontrer un panneau. Une nouvelle route commençait à présent et se dirigeait vers le Lars, mais le temps était si mauvais qu’il était impossible de la distinguer : ce panneau pût aussi bien être planté au beau milieu d’un désert de sable ou flotter sur l’océan qu’il eût été autant utile.

« Nous sommes presque arrivés, dit Janna. Il y a une auberge-relai un peu plus loin par là, on pourra attendre que la tempête parte. Si je peux me permettre, nous devrions cacher ce que nous sommes. Même aussi près de Letso Saan les magiciens suscitent la peur. J’aimerais éviter de prendre le risque que les patrons nous laissent dormir dehors. »

Le relai apparut sur leur chemin comme leur salut. Les enclos étaient désertés, il y avait certainement un muret en-dessous de toute cette neige, et l’enseigne se balançait au vent avec un grincement assez audible pour localiser la maison dans le brouillard complet. La fumée s’échappant de la cheminée leur confirma que l’endroit n’était pas abandonné. Janna tenta d’ouvrir la porte, mais elle était barrée; elle frappa, à plusieurs reprises et de plus en plus fort, avant que quelqu’un ne finît par leur ouvrir. Ils n’eurent pas le temps de voir à qui ils avaient à faire qu’une voix les pressa :

« Mon dieu! Mais qui donc voyage par un temps pareil? Dépêchez-vous d’entrer. Plus vite que ça! »

L’intérieur était plus sombre encore. Les petites fenêtres aux côtés ne laissaient pratiquement entrer aucune lumière. Il leur fallut un temps pour s’habituer à l’obscurité, puis ils purent distinguer qui était en train de les accueillir : un écureuil, visiblement assez jeune et de petite taille, du moins comparé à eux. C’était la première fois qu’ils en rencontraient un, puisqu’ils étaient simplement inexistants à Letso Saan : la plupart vivaient dans le Varr ou dans les terres au sud.

« J’avais presque peur que vous soyez fermé, dit Janna. J’ai espoir que nous aurons un toit pour cette nuit.

— Si ça peut vous rassurer madame, nous n’avons vu passer presque personne aujourd’hui, dit l’écureuil. Vous arrivez de la ville, certainement. Personne dans la région ici serait assez fou pour s’éloigner de chez eux par un tel temps.

— Il faisait très beau quand nous sommes partis hier, dit Janna. Mais la route est longue et périlleuse; sans doute vous le savez si vous l’avez déjà faite.

— Je n’ai jamais eu l’occasion, mais j’ai entendu suffisamment. Je suppose que vous cherchez un refuge. Je m’appelle William, c’est moi qui serai votre hôte. Enfin, je l’espère. Désolé d’aborder les sujets sérieux alors que vous êtes encore tout habillés, mais venant de la grande ville, je suppose que vous connaissez la musique. Je vais vous demander de régler d’avance, quoi que vous soyez venus faire. Les temps sont particulièrement difficiles pour nous en hiver. Mais on a un feu, des lits et à bouffer, si c’est ce que vous cherchez. Je sens que vous allez aimer, on a de la soupe de poulet ce soir. »

Nesevi déposa les bagages qu’il transportait (les siens et ceux de Meya), en recherche du peu de monnaie qu’ils avaient collecté avant de partir.

« Ce n’est pas vous que j’ai rencontré la dernière fois, dit Janna. Vous êtes le patron?

— Je ne rappelle pas vous avoir rencontrée non plus! Mais oui, c’est bien moi, depuis peu seulement. Je suis arrivé l’an dernier. » Il remit la barre contre la porte dans son socle. « Désolé pour tantôt, c’est pour éviter que la porte ne cède au vent. Maudites tempêtes… si seulement la neige pouvait se contenter d’être mignonne sans nous rendre la vie impossible. Suivez-moi! Et bienvenue chez nous. »

Ils se rendirent à la grande salle et celle-ci était totalement inoccupée; excepté tout près de la cheminée, au mur de derrière, où se trouvait une autre personne couchée sur un banc, et cette rencontre-ci surprit la compagnie au complet, puisqu’il s’agissait d’une lionne. Elle paraissait à peu de choses près de leur âge, sinon un peu plus jeune.

« Je suis arrivée ce matin, dit-elle. J’arrive du Lars et je devais me rendre à la Rivière Blanche quand le temps a commencé à se corser. Je m’appelle Sara. Je peux vous laisser la place; je sais que ma présence a tendance à intimider certaines personnes…

— Pas du tout, dit Janna. À vrai dire… je comprends parfaitement ce que vous dites. J’ai le même sentiment, quand je suis à Letso Saan.

— J’avais cru que les gens de la grande ville étaient plus habitués à voir des Fourrures de toutes les espèces. Ce que vous me dites là, c’est un peu triste. Je suppose que c’est une conséquence normale de l’isolement de la ville… »

William leur montra les dortoirs et où ils allèrent laisser leurs bagages. « Vous laisserez vos vêtements près du feu, dit-il; je vous le conseille si vous ne voulez pas repartir et qu’ils soient détrempés. » Lorsqu’il eut fini de faire le tri dans ses affaires, Nesevi s’affaira à aider Meya à enlever sa cape et son manteau.

« Hé bien, continua-t-il, qu’est-ce qu’il y a; vous transportez son baluchon, et vous vous occupez maintenant de l’habiller? À qui ai-je l’honneur, êtes-vous des nobles de quelque sorte? Même si vous n’en avez pas l’air, excusez-moi.

— Pouvez-vous nous laisser seuls un moment, demanda Nesevi. On vous rejoindra dans la grande salle et on parlera de ce que vous voulez. »

William parut réticent à les laisser, mais il finit par acquiescer. « Prenez votre temps », répondit-il avant de partir.

Tendre le bras et le maintenir en l’air était une souffrance pour Meya. Son étoffe était imbibée de son sang et sa main était complètement amorphe. Il s’assit sur le côté du lit.

« Tout ce qui arrive est tellement frustrant, chuchota Meya. Les loups, mon bras, la tempête, Savia… j’ai l’impression de… ne plus rien pouvoir faire.

— Rien de tout ça n’est ta faute, dit Nesevi.

— Je sais, c’est ce qui me fâche le plus. »

Nesevi défit délicatement son bandage. Sa fourrure à l’avant-bras avait été arrachée à l’endroit de la morsure et sa peau désormais visible était marquée par une entaille qui n’avait pas commencé encore de cicatriser.

« Je n’ai plus aucune force dans le bras, souffla tout bas Meya. J’espère que ça va passer.

— Je n’ai aucune idée si ça peut empirer…

— Il faudra demander au patron s’il a quelque chose de mieux pour panser ta blessure ou pour fabriquer un onguent, ajouta Janna.

— Que s’est-il passé? » demanda Sara qui venait d’arriver. Janna s’interposa entre elle et Meya; la façon dont elle s’immisça dans la conversation après avoir eu le souci de rester discrète quelques minutes plus tôt était on ne peut plus louche.

« Je suis avec vous, ajouta la lionne.

— Je ne pense pas, dit Janna. On va à la même place, mais on ne se connait pas, sans vouloir faire dans la paranoïa.

— Si votre compagnon a mal je peux apaiser ses blessures. »

Nesevi lui fit signe de la tête de s’approcher. « Nous avons été attaqués par des loups la nuit dernière, dit-il. Meya s’est fait mordre et a perdu l’usage de son bras. Vous qui avez déjà voyagé vous y connaissez certainement mieux que moi en premiers soins, ou peut-être connaissez-vous un remède pour apaiser la douleur. »

Sara s’agenouilla. Elle examina d’abord ladite morsure, puis elle recouvrit doucement de ses deux mains l’avant-bras du renard gris et ferma les yeux. Elle ne bougea plus, ne dit plus rien, puis elle resserra subitement sa poigne. Meya ressentit une douce chaleur envahir son avant-bras et sa main, et c’était d’un réconfort après tout ce temps passé dans le froid.

Lorsqu’après un certain moment elle retira ses mains, Meya se surprit à pouvoir de nouveau bouger la sienne. Il tendit très délicatement le bras pour l’observer de plus près : la blessure s’était refermée, mais les marques étaient encore distinctement visibles, et il ressentait encore la douleur, bien que celle-ci était désormais plus tolérable.

Nesevi leva les yeux en direction de Sara. « Vous êtes magicienne? »

Elle hocha lentement la tête. « Je ne le dis à personne, normalement, mais vous étiez dans le besoin. On m’a enseigné la guérison et comment prodiguer des soins de base.

— On ne vous a jamais vue à l’école de magie de Saan », continua Nesevi.

Sara soupira longuement. Sa réaction se fit attendre. « Vous avez le don vous aussi, dit-elle. Je n’aurais pas dû vous aider, si j’avais su que vous étiez comme moi… »

Elle recula d’un pas et baissa les yeux au sol. Les trois compagnons la regardèrent de façon suspicieuse.

« Qui êtes-vous donc? »