Le précepteur de Sara

Sara se précipita sur la route longeant la rivière vers le nord. Le court trajet pendant lequel elle fut laissée à elle-même la fit se sentir vulnérable : marcher seule dans ce village qui lui était parfaitement étranger la fit craindre que des gens la suivaient et espionnaient ses mouvements. Elle pressa le pas jusqu’à sa destination.

Une lumière était visible à travers la fenêtre de la maison, emplissant la lionne d’espoir de retrouver enfin son ancien maitre de magie. Toutefois, lorsqu’elle frappa à la porte, personne ne vint lui ouvrir. Soudainement peu rassurée, elle ouvrit lentement la porte; elle se dit que Farrel devait certainement, ou bien être endormi, ou bien être sorti pour quelque temps.

« Maitre Farrel? » appela-t-elle.

Personne n’était à l’intérieur. Un feu était allumé dans la cheminée, près de laquelle était suspendue une bouilloire; le lit était défait et inoccupé; une table, le long du mur à sa droite, était jonchée de livres et de parchemins, et plusieurs d’entre eux débordaient jusque sur le sol; et, sur le coin, du pain et un bol contenant un restant de soupe de poisson. Sur le mur étaient accrochés diverses armes et boucliers; Sara ignorait que Farrel connaissait les arts martiaux; et, sur une étagère, plus dans le style qu’elle lui savait, on pouvait y voir de nombreuses bouteilles et flacons contenant des ingrédients d’alchimie ainsi que des alambics.

Elle examina rapidement la table et les papiers éparpillés dessus, peu convaincue de trouver quoi que ce fût d’intéressant, mais simplement par curiosité : il y avait des cartes, des livres d’histoire et de recettes, de sorts, certains écrits en français et d’autres en asiyen.

Le pain était sec et la soupe était froide. Sara soupira longuement.

Lorsqu’elle se retourna, elle remarqua, près de la porte, un hibou qui était posé sur un perchoir accroché au mur. Il la regardait silencieusement mais curieusement, tournant la tête d’un moment à l’autre. Lorsque Sara fit un pas vers lui, il se redressa et déplia ses ailes, par réflexe pour se préparer à s’envoler. Sara tendit doucement la main, et au bout d’un moment passé à s’observer mutuellement, elle fit un autre pas vers l’avant. L’oiseau fit un bond en l’air en battant brusquement des ailes, mais au lieu de venir se percher sur son avant-bras, il se posa sur le creux de sa main quelques secondes, avant de décoller de nouveau et de retourner sur son perchoir.

Elle examina le creux de sa main : l’oiseau y avait déposé une chainette à laquelle était attaché un pendentif. Ce dernier avait un délicat cadre circulaire en argent avec au centre une pierre bleu profond qui reflétait son visage. Elle eut la sensation étrange en le tenant dans sa main d’avoir des fourmis dans les bras, et elle ne se sentait pas confortable simplement à l’observer.

Elle leva la tête de nouveau vers le hibou, qui ne semblait pas se préoccuper d’elle plus qu’il ne fallait : il était en train de se gratter avec son bec et de regarder autour de lui nonchalamment.

La lionne enfila le collier comme s’il lui appartenait.

« Princesse Sara, c’est bien vous? »

Elle entendit la voix de Farrel venir du plus profond de son esprit.

« Où êtes-vous? » demanda Sara à voix haute, peu certaine de la façon d’utiliser ce mode de communication.

« Excusez-moi de ne pas être là pour vous accueillir, mais j’ai dû m’absenter précipitamment. J’espère que mon petit Homing n’a pas mis le désordre dans la maison.

— C’est votre hibou? Il m’a donné une espèce d’amulette.

— Oui, c’est grâce à elle que j’arrive à vous parler. Il a dû vous reconnaitre avec la description que je lui ai faite de vous. Soyez sur vos gardes, Altesse. Un maitre magicien est de passage au village, et il ne vous voudra aucun bien s’il découvre votre secret. Vous devez quitter sur-le-champ. Il ne doit pas savoir que vous êtes venue me chercher.

— Mais je dois vous rencontrer de toute urgence, maitre, répondit Sara. J’ai fui le palais pour vous retrouver.

— Je sais, je sais, répondit Farrel avec empressement. Mais pour le moment, ce n’est pas possible. Conservez cette amulette jusqu’à mon retour : elle nous permettra de communiquer de temps à autres.

— Mais… vous saviez que j’allais venir? Qu’est-ce qui se passe? Quand serez-vous de retour?

— Je m’attendais à vous rencontrer de nouveau tôt ou tard, même si j’aurais préféré que ce soit en de meilleures conditions. J’entrerai en contact avec vous aussitôt que je serai disponible. Soyez assurée que je vous consacrerai tout le temps que vous voudrez. En attendant, retournez auprès de votre mère, car c’est au palais de Lumarest qu’est votre place, et la cité vous est due. Et méfiez-vous du maitre magicien!

— Attendez! Ce magicien dont vous parlez, qu’est-ce qu’il nous veut? Il parait qu’il a rencontré une villageoise nommée Savia peu de temps avant qu’elle meure. Pourquoi en a-t-il après vous? »

La réponse de Farrel se fit attendre. Sara réitéra sa question.

« Maitre Farrel, m’entendez-vous? »

La réponse qui lui parvint fut confuse, et elle sembla comme venir de toutes les directions et de plusieurs voix mélangées, et cela lui donna froid dans le dos :

« Il me recherche parce que j’ai fui mes devoirs de maitre magicien et que je vous ai enseigné illégalement. »

Une main se posa fermement sur l’épaule de Sara, qui fut figée sur place. Les ténèbres envahirent subitement la maison, alors que même la lumière du feu sembla s’atténuer. La lionne se sentit comme transportée ailleurs et se retrouva seule dans le noir complet et, lorsqu’elle baissa les yeux, elle ne vit pas la main qui l’avait agrippée à l’instant. Elle se retourna lentement, effrayée qu’elle était de faire face au magicien.

Une silhouette se dessina dans l’obscurité, comme s’approchant à travers un épais brouillard, et elle se précisa progressivement jusqu’à prendre la forme qu’elle connaissait de Farrel. La lionne ne fut pas dupe : elle leva la main vers le magicien, puis, brusquement, celui-ci recula d’un pas et la lumière et la chaleur regagnèrent la maisonnette. Elle se jeta ensuite brusquement sur son assaillant et lui flanqua un coup de poing en pleine figure. Alors qu’il fut bousculé hors de son illusion, le magicien dévoila son vrai visage, celui du lynx Melvest, qui la fixa avec une haine à laquelle elle n’avait jamais été confrontée. Il essuya le sang de son museau avec sa main.

« Je vous rencontre à nouveau, princesse Sara. Ainsi c’est bien vous que Farrel a pris sous son aile? » La voix du lynx lui glaça le sang. « Vous êtes plus rusée que d’apparence. Vous avez vu clair dans mon petit subterfuge.

— Vous m’avez trompée! dit Sara avec colère. Qu’est-ce que vous me voulez?

— Quelques gouttes suffiront… »

Sara s’écrasa sur le sol et se retrouva incapable de bouger bras et jambes, et au même moment, la pièce fut plongée dans le noir total. Elle ne voyait plus que le maitre magicien et elle-même. Melvest se tenait juste devant elle et, de son point de vue, il parut de la taille d’un géant. Ses yeux étincelants reflétaient la lumière du feu avec tant de clarté qu’ils ressortaient de sa silhouette malgré l’obscurité ambiante. Il tira de son sac un flacon vide, s’agenouilla par-dessus la lionne paralysée, puis fit une entaille à la hauteur de son poignet. Sara s’époumona de terreur et de douleur lorsque le lynx planta sa griffe à froid à l’intérieur de son bras.

Il récolta son sang dans le flacon et le fourra dans sa besace. « Merci pour votre don… Altesse » dit-il, détournant des yeux. Sara serrait des dents et se plaignait de souffrance, clouée au sol, ses réflexes de se tordre réduits au silence; les muscles de son corps ne lui répondaient plus.

« Arrêtez de paniquer, continua Melvest avec mépris; votre don de guérison vous sauvera assurément. Je vois que vous ne contrôlez pas du tout vos pouvoirs. Voilà qui me déçoit de vous. Quoique c’est peut-être mieux pour le bien commun que vous ne réalisiez pas tout de suite leur portée.

— Qui êtes-vous donc? grogna Sara. Qu’avez-vous fait de Farrel?

— Je ne lui ai rien fait; je ne l’ai même pas croisé. Ce lâche s’est volatilisé lorsqu’il a eu vent de ma visite. Et puis, qui je suis… vous devriez déjà le savoir : je suis celui contre qui on vous a mise en garde. Nous nous sommes déjà vus, il y a quelques mois, au palais de Lumarest. Vous aviez une telle aura… mais par quel prodige l’héritière de la cité du Lars avait-elle pu garder le secret de ses pouvoirs?

— C’est vous qui avez tué Savia…

— Bien sûr que non! Quelle connerie… elle est morte toute seule; je n’ai rien à voir là-dedans.

— Quelqu’un comme vous ne peut être digne de confiance, insista Sara. Vous manipulez les esprits et la mémoire des gens.

— Ah! Mais il en est tout autant pour Farrel, et ça ne vous empêche pas de chercher désespérément sa compagnie. Lui aussi aurait très bien pu sauver votre amie, bien avant que j’arrive ici, mais il a préféré garder le secret sur ses talents.

— Et vous, alors! » Sara hurlait au maitre magicien, submergée à la fois de terreur et de rage.

« Qu’avez-vous donc à me reprocher? Vous ne savez rien à mon sujet. Vous, en revanche, vous ne pouvez rien me cacher. »

Lorsque Melvest leva à son tour sa main vers Sara, celle-ci se sentit comme soulevée de terre. Le lynx s’approcha de Sara avec un air menaçant et ses yeux illuminés perçaient à travers l’obscurité totale dans laquelle ils étaient plongés, et la lionne était incapable d’en dévier son attention.

Elle entendit sa voix retentir de toutes parts, comme s’il avait envahi son esprit. Elle fut forcée de se remémorer certains souvenirs qui défilèrent devant elle à toute vitesse. Elle se revit notamment, quelques années plus tôt, un couteau à la main et ses propres pattes recouvertes de son sang, elle pleurait et serrait son bras en essayant en vain de refermer la plaie qu’elle s’était infligée.

Cette vision d’elle-même suffit à la couvrir de honte et de rage. Elle hurla : « Ça suffit! » À ce moment, les voix et les visions cessèrent, et elle reprit conscience de son environnement et des murs qui l’entouraient. Melvest était toujours debout devant elle, mais son expression avait changé, et son regard paraissait maintenant amusé.

« J’ai peut-être jugé trop vite la qualité de votre formation, même si elle est manifestement incomplète. » Il était en train de fouiller sur l’étagère au mur. Il s’empara d’un nouveau flacon et en examina le contenu.

« Qu’est-ce que vous voulez, à la fin! s’énerva Sara. Répondez et arrêtez de jouer au mystérieux!

— Mon devoir est de mettre hors d’état de nuire les magiciens dangereux, dit le lynx d’une voix puissante et affirmée; ce que vous êtes, ayant reçu une éducation non supervisée. Mais, comme vous êtes la fille de Kera l’Intendante et que vous êtes quand même plus forte que je pensais, je ne vous ramènerai pas à Letso Saan, de peur de provoquer un incident diplomatique. Mon problème, maintenant que j’ai ce que je voulais, c’est que vous me connaissez et que donc vous allez vous méfier encore plus des maitres magiciens. C’est mieux que vous restiez ignorante des dangers de votre éducation inadéquate, et que notre rencontre ne vous distraie pas de votre quête d’émancipation personnelle. »

Il s’accroupit de nouveau à côté de Sara et rapprocha le flacon pour verser son contenu dans sa gueule entrouverte; mais le peu qu’il réussit à lui donner, elle recracha tout dans son visage. Le lynx lui montra de nouveau sa griffe encore ensanglantée, et comme il la rapprocha dangereusement de son œil, elle sembla si acérée qu’elle scintillait à la lueur du feu.

Sara ferma les yeux et déglutit. Melvest jeta le flacon par terre, près de la main inerte de la lionne, alors que celle-ci se battait pour garder les yeux ouverts et toussait abondamment, passant proche d’étouffer.

« Pourquoi est-ce que… vous… » souffla-t-elle. En quelques secondes seulement, toute son énergie s’évapora, et elle ne put plus distinguer le maitre magicien, et tous les bruits s’amenuirent à leur tour : les pas du lynx, le crépitement du feu, puis, les battements de son propre cœur.

Melvest poussa le bras de Sara avec sa patte : elle était devenue aussi molle qu’une poupée de chiffon. Fixant son visage endormi, il murmura : « Le trône ou la magie… malheureusement pour vous la décision ne vous appartient pas. » Faisant sûr de bien boucler sa besace, il quitta la maisonnette et referma la porte derrière lui.