Les apprentis II

Meya

Meya de Saan par Psycho Manatee

L’hiver était rude en Veria. Sa durée et l’abondance de neige jouaient dans l’esprit des Fourrures. Elle était le théâtre des festivités de la nouvelle année, entre autres. En ces temps froids et austères, les gens se confinaient dans les villes et villages et se rapprochaient les uns des autres. La vie semblait avancer au ralenti.

Pour Meya de Saan, rattraper le temps perdu était une quête difficile. Chaque hiver était le symbole d’années qui passaient et qu’il ne reverrait plus jamais; et ces hivers perdus, il les comptait au nombre de dix-huit. Pour cette nouvelle année qui commençait, il avait enfin un objectif : compléter son entrainement aux armes, qu’il avait entamé après être sorti de l’école de magie. Son nouveau maitre considérait son silence et son absence d’expression comme des qualités au combat; c’était la seule activité qu’il avait trouvée pour s’éloigner de la magie et où ses particularités n’étaient pas un trop grand handicap. Il lui restait toutefois à travailler son estime de soi, ce qui était une tâche ardue.

Pour vivre leur nouvelle vocation, lui et Nesevi s’étaient rapprochés de la ville de Letso Saan. Ils y recevaient leur formation et y vivaient maintenant à plein temps. (À vrai dire, ils créchaient chez leur amie Janna, qui avait déjà pied-à-terre dans un quartier modeste, mais ils s’arrangeaient tout de même pour y passer le moins de temps possible, car elle possédait bien peu d’espace pour accommoder trois personnes.) S’adapter à la vraie vie ne fut pas chose aisée et Meya avait énormément de mal à s’y faire; c’est pourquoi il tentait de consacrer l’entièreté de son temps à son entrainement.

Pour ce jour-ci, pas d’arme ni d’armure pour les deux renards; seulement leurs mains et leurs pattes, et surtout, loin des regards, afin que Meya se sente à l’aise de s’exprimer.

« Je ne m’étais jamais vu me battre contre toi, ou contre qui que ce soit, dit-il, et un jour avoir espoir de te dépasser.

— Je reste plus grand et plus fort que toi! lâcha Nesevi. Je maniais déjà les armes pendant que tu t’enfermais à étudier les mathématiques ou je ne sais quoi. J’apprécierais que tu me laisses au moins cet avantage par rapport à toi, si tu m’en fais l’honneur, mon ami.

— J’espère que tu ne fais pas exprès de perdre pour me faire plaisir.

— Pas du tout! C’est à moi que ça fait plaisir! »

Les deux se regardaient, les poings levés.

« Penses-tu parfois à autre chose que ton propre plaisir? demanda Meya.

— C’est une question beaucoup plus compliquée que tu le penses. »

Nesevi s’approcha brusquement et mit un coup de pied dans le ventre de Meya. Celui-ci recula juste au bon moment pour éviter l’impact.

« Est-ce que tu aimes quand je te frappe? demanda Nesevi.

— Non.

— Alors ça ne me fait pas plaisir. Je parle et je plaisante beaucoup, c’est un de mes défauts. Désolé que ce soit toi qui en pâtisses.

— Et toi? Est-ce que tu aimes ça?

— Encore une fois, c’est une question compliquée », rigola le renard roux.

Meya démarra les hostilités et enchaina les coups de poing. Nesevi bloqua le premier avec son bras puis, les quelques coups suivants, il les esquiva agilement en se reculant et se mouvant de droite à gauche. Il finit par agripper fermement la main de Meya au vol, puis il fit un pas vers l’avant et lui asséna un puissant coup dans le ventre qui le fit tomber à la renverse.

La neige amortit en partie le choc de sa tête contre le sol pavé. Nesevi se pencha au-dessus de lui. Au lieu de lui offrir de se relever, il regarda longuement le renard gris couché dans la neige et lui sourit naïvement.

« Tu es si beau. Il me semble que tu as vécu suffisamment de chocs ces derniers mois pour continuer ainsi. Ça me fait mal de voir ton corps en si mauvais état, surtout sachant que c’est moi qui suis responsable de ça.

— Je ne vais jamais progresser à ce rythme, souffla Meya.

— Tu es parti de rien il y a à peine quelques mois… attends de prendre un peu de recul sur les choses! Tu as l’impression de ne pas avancer parce que tu n’as personne avec qui te comparer, excepté moi; et j’avais déjà une longueur d’avance. Tu n’as plus la force de te battre. Tu n’es même plus capable de prendre un coup simple. Il me semble que tu devrais faire autre chose, au moins pour quelques jours. »

Il lui tendit la main et le releva de terre. En se redressant, Meya ressentit une douleur vive au niveau des côtes. Nesevi l’aida à marcher.

« Tu as raison, dit-il. Je ne suis pas habitué à ressentir de la douleur physique. La magie m’en a épargné toute ma vie… mais maintenant je découvre ce que ça fait. Je ne peux plus m’approcher du feu sans me bruler, et j’ai des ecchymoses partout sur le corps.

— Ne dis pas des choses comme ça, mon ami, répondit Nesevi. Tu m’inquiètes sincèrement.

— Si tu n’aimes pas ça, je vais garder ça pour moi…

— Où veux-tu en venir? Tu me caches des choses? »

En réponse à son silence, Nesevi s’arrêta de marcher et se posa devant son compagnon. Ce dernier le regardait avec son visage toujours inexpressif.

« Non, répondit-il. J’essaie simplement de… parler et de plaisanter. Comme toi. Des choses auxquelles je ne suis pas encore habitué.

— Il y a certains sujets avec lesquels je ne suis pas à l’aise de plaisanter, dit Nesevi. Ta santé en fait partie, surtout après ce que tu as traversé. »

Ils rejoignirent la rue principale qui, à cette heure, craquait de gens qui avaient pris leur journée. Ils allèrent s’assoir sur le bord de la fontaine, au centre d’un rondpoint, qui était à l’arrêt pour la saison, et ils regardèrent les gens déambuler dans la rue. Ils avaient très rarement eu l’occasion de se mêler à la foule du temps qu’ils étaient à l’école. Nesevi pouvait passer des heures à simplement regarder les gens passer et vivre leur vie et à imaginer quelles pouvaient être leurs journées.

« Qu’est-ce qu’ils font, les gens normaux, à notre âge, tu crois? demanda-t-il. Je me pose souvent la question. Qu’est-ce que ces gens ont eu… qui nous manque à nous? J’ai parfois l’impression que nous avons été privilégiés d’avoir grandi loin de la pauvreté et de n’avoir jamais eu à nous soucier de ce que nous allions manger le soir. Mais en même temps, j’ai aussi le sentiment d’être passé à côté de tant, mais je ne sais pas de quoi. Regarde devant nous : il y a tellement de monde! Et de toutes les espèces! Je n’imaginais pas ça à l’école. Je n’imaginais pas que le monde pouvait être aussi vaste et diversifié. » Il prit Meya par la main, des étoiles plein les yeux. « Nous avons passé notre enfance enfermés dans cette forteresse dans la forêt; que faisons-nous, maintenant que nous en sommes libérés? Veux-tu partir, avec moi, découvrir de quoi le monde a l’air? Partir à l’aventure, comme dans les histoires?

— Je… j’aimerais terminer ce que j’ai commencé ici, répondit Meya avec hésitation.

— Mais tu n’as rien à terminer! dit Nesevi, découragé. Tu ne t’es engagé à rien… tu as trouvé une nouvelle occupation pour t’aider à oublier tes démons, c’est merveilleux! Mais n’attends pas d’avoir terminé. Je t’en supplie, ne refais pas la même erreur que tu as déjà faite. Tu vaux mieux que ça. »

Meya soupira. Il mit beaucoup de temps à répondre. Nesevi lâcha sa main.

« Pardonne-moi… répondit Meya. Tu n’imagines certainement pas à quel point… j’aimerais être comme toi. Enthousiaste. Avenant. Porté sur l’instant présent. J’ai tellement de choses à apprendre de Janna et toi. J’ai passé tant de temps seul à apprendre l’histoire et la magie, je me rends compte que je n’ai jamais appris à vivre. C’est ce que font les gens de notre âge. Ils vivent. Mais eux, ils ont vécu toute leur vie… ils n’ont pas eu besoin d’apprendre comment faire. J’aimerais que tu m’enseignes comment tu fais.

— C’est mon désir de découvrir le monde qui me fait vivre, mon ami. N’en as-tu pas envie comme moi?

— Certes », souffla Meya.

Le sujet du voyage revenait sur le tapis à plusieurs reprises, mais le temps avançant, Meya était terrifié de s’y lancer. Les années de jeunesse où ils s’étaient mutuellement promis de partir explorer le monde étaient loin derrière eux. Meya n’avait pas oublié cette promesse, mais il savait que sa propre volonté ne suffirait pas à la tenir. Nesevi, lui, s’en souvenait très certainement, et la résistance de son compagnon le chagrinait.

Le renard roux ne se voyait partir en voyage avec personne d’autre.