Lorès de Varr

La compagnie se rassembla à la taverne du village, avec Lorès en invité. Le contraste avec la veille était flagrant : la salle à manger était comble et l’ambiance était chaleureuse. C’était là pour eux pareil qu’à Letso Saan : les gens se rapprochaient et étaient plus festifs. Si le départ de Savia avait touché toute la communauté, leur deuil était passé, sauf pour Lorès, en compagnie de qui la renarde avait passé la dernière année et demie.

« On s’est mariés l’an dernier, en janvier, dit-il. Un mariage sobre, simple, on a fait ça entre nous. Il n’y avait personne, excepté quelques amis du village. Pas de parents. C’était… charmant.

— Je suis du village et j’étais une amie de Savia, et pourtant, je n’ai jamais entendu parler de vous, dit Janna.

— Mais je ne suis pas d’ici, dit le chat. Je viens de la cité d’Eridanis. Je suis venu pour… fuir certains problèmes personnels.

— C’est la même chose pour tout le monde, j’ai l’impression. »

Lorès hocha la tête. « Elle m’a parlé de ses problèmes à elle. Ses parents ne sont pas faciles à vivre. Sa mère a eu beaucoup de mal à accepter notre union. Elle est venue ici après que sa maison a été détruite dans un incendie, mais je suppose que vous le saviez déjà. Elle m’a aussi un peu parlé de vous, monsieur Meya. »

Meya baissa les yeux, visiblement embarrassé, et semblait regarder dans le vide.

« Et… qu’est-ce qu’elle vous a dit à son sujet? » demanda Janna. Le renard gris tourna la tête vers elle curieusement.

« Elle m’a dit que vous étiez quelqu’un de très discret et réservé », répondit Lorès.

Meya se redressa sur son tabouret. Janna rigola faiblement, mais elle était visiblement nerveuse. Nesevi se pointa à leur table à ce moment; il venait avec dans les mains une pinte de bière pour chacun.

« On nous a parlé d’un magicien en visite, il parait que vous l’avez rencontré? demanda Janna.

— Oui, j’ai… » le chat se prit la tête dans ses mains. « Je sais que certains magiciens sont capables de guérir les maux du corps. Je lui ai demandé s’il pouvait rencontrer Savia et voir s’il pouvait faire quelque chose pour elle. Malheureusement, il nous a dit que c’était trop tard, qu’il n’y avait plus rien à faire.

— Qui c’était? demanda Nesevi.

— Je ne le connais pas. Il se fait appeler Melvest. J’ignore tout de ses activités et son passé, je sais juste qu’il pratique la magie. Vous le connaissez? » Il parut soudain suspicieux.

Meya hocha lentement la tête en guise de réponse. Lorès continua plus bas : « Elle a dit bien des choses de vous, mais pas que vous étiez magicien. »

Le renard gris soupira longuement.

« N’auriez-vous donc pas pu faire quelque chose pour l’aider? demanda Lorès.

— Les soins magiques sont un don rarissime, et ils ne sont pas enseignés à notre école, dit Janna. Melvest est très puissant. Si lui n’a rien pu faire, c’est que la magie était inutile.

— Je me faisais peut-être trop d’histoires sur ce que la magie est capable de faire, dit Lorès, la mine basse. Sachant qu’elle est capable de détruire et de contrôler les gens et la nature… je me disais qu’elle pouvait peut-être aussi faire le bien. Manifestement, j’avais tort. »

Janna semblait peu sure d’elle-même, et elle prit cette dernière remarque comme une attaque. « C’est vous qui lui avez demandé de venir? demanda-t-elle.

— Je ne l’ai pas invité au village, si c’est ça la question, dit Lorès. J’ignore ce qui l’a amené exactement, mais sur le coup, j’ai trouvé qu’il était bien tombé. Enfin… c’est ce que j’ai cru.

— C’est bizarre quand même que Melvest n’a rien pu faire, dit Nesevi en regardant ses compagnons. C’est un médecin de bonne réputation à Letso Saan. C’est une maladie inconnue?

— Non… elle était déjà souvent malade en général, dit Lorès. Elle attrapait toujours toutes les saloperies qui circulaient au village. C’en a fait une de trop. Le magicien a simplement dit qu’il était trop tard; j’ai supposé que, s’il avait pu venir quelques jours plus tôt, il l’aurait sauvée. Quand il l’a rencontrée, elle était déjà très faible. Elle baignait dans sa sueur et elle ne pouvait rien avaler sans tout rendre. Elle n’arrivait plus à bouger et était devenue pâle et mince comme… comme une brindille. De la voir en si mauvais état, j’étais dévasté. » Sa gorge se noua. Il coucha sa tête sur la table pour cacher son visage en larmes. « Excusez-moi, reprit-il, essuyant ses yeux et reniflant. Je devrai me faire à l’idée de ne plus l’avoir à mes côtés, je n’ai plus le choix maintenant. »

Ils se regardèrent tous gênés, ne sachant plus quoi dire. Le chagrin de Lorès les affecta tous, alors qu’ils se connaissaient depuis à peine une heure. Nesevi leva son verre : « À la mémoire d’une amie fidèle, d’une compagne ravissante, et d’une grande sœur exceptionnelle. »

Ils firent plus ample connaissance dans l’heure qui suivit. Janna et Lorès échangèrent notamment sur la vie au village, dans laquelle le chat avait réussi à s’impliquer après son arrivée, et il leur raconta sa rencontre avec Savia. On n’entendit pas Meya prononcer un seul mot; il esquissa seulement un sourire, lorsque Lorès fit remarquer à quel point lui et sa sœur étaient physiquement en tout point identiques et comment tout à l’heure, il l’avait presque confondu pour elle.

Lorsque vint le temps de rentrer, Lorès s’excusa de ne pas pouvoir leur offrir l’hospitalité, car sa maison était trop petite pour accueillir des invités pour la nuit. Il partit ensuite de son côté.

Ils passèrent de nouveau devant la colline et sur les traces qui menaient jusqu’en haut se trouvait une autre renarde grise. Meya avait certes espéré ne pas rencontrer sa mère, mais il ignorait totalement que celle-ci s’était établie au village il y a plus d’un an.

Janna décida de quitter, voyant le caractère privé que prit ce détour; Nesevi, lui, jugea préférable qu’il ne s’éloignât pas trop. Meya s’avança seul à la rencontre de sa mère.

Accroupie devant la stèle, elle se redressa lentement lorsqu’elle aperçut Meya s’approchant. Sans ne trahir aucune émotion, il tendit les bras, mais sa mère l’ignora comme toujours.

« Tous ceux que j’aimais sont partis », dit-elle. Meya baissa les bras en soupirant. « Mon mari, mes deux filles… il ne reste que toi.

« Pourquoi il a fallu que tu sois… tout ce que tu es? Que tu fasses tout ce que tu as fait? Tu ne peux pas t’empêcher d’être… anormal, dangereux? C’est plus fort que toi? C’est cette magie qui a fait de toi le monstre que tu es devenu? Où est-il, le renardeau que j’ai aimé et élevé? »

Elle se couvrit le visage de ses mains en sanglotant, puis elle leva ensuite la tête vers Nesevi qui était resté au bas de la colline. « Et qu’entends-je, tu te lies d’affection avec ce renard roux du Varr? Que fais-tu de notre descendance? Tu as déjà tué Naja… puis lorsque tu es réapparu dans nos vies, tu as brulé notre maison et tout ce qu’on possédait, poussant Savia à émigrer à la campagne, où elle a rencontré ce chat… qui était tout à fait charmant mais avec qui elle ne pouvait avoir d’enfant, à mon grand désarroi. Et maintenant qu’elle est partie, tu vas sonner le glas de notre famille uniquement parce que… tu préfères la compagnie des autres mâles?

« Était-ce ton plan depuis le début, de détruire tout ce que ton père et moi avons construit? De réduire en cendres notre famille et tout notre héritage? Ce sont les voix dans ta tête qui te disent de faire ça? Ou c’est par vengeance? Tu veux te venger de nous? »

Le regard de Meya faisait des allers-retours entre la stèle et sa mère. Il ne supportait pas de la regarder dans les yeux dans cette situation, car elle lui inspirait des sentiments de regret et de tristesse, mais surtout de colère.

Elle cria : « Pourquoi tu ne dis rien! » Sans crier gare, elle lui mit un coup de revers au visage.

Meya porta une main sur sa joue. Sofia ferma les yeux en secouant lentement la tête. « J’aurais tout donné pour que tu sois un fils normal… mais tu m’as déjà tout enlevé. »

Elle s’en alla pour descendre le sentier, mais aussitôt, Meya prit la parole. Sofia s’arrêta net. La voix de Meya était lourde et monotone et il parlait faiblement, mais ses mots avaient tant de poids et de puissance qu’on comprenait immédiatement les émotions qui le traversaient :

« Nesevi, au moins, il m’aime plus que tu m’as jamais aimé, et je ferai ma vie avec lui rien que pour savoir que ça te révulse. J’espère que tu le diras à tout le monde et que tu auras honte de ton dernier enfant toute ta vie, car je veux que tu regrettes tout. Mon souhait, c’est que tu restes toute seule jusqu’à la fin et que le seul souvenir de ma naissance te fasse pleurer chaque jour que Dieu fait. »

Elle tourna lentement la tête vers Meya. Celui-ci sentait une colère profonde ressurgir lentement, qui commençait à paraitre dans son regard, et il serrait si fort les poings que ses bras en tremblaient. Son incapacité à faire appel à la magie, à cet instant précis, le sauva certainement d’une énorme bêtise, non sans en rajouter à sa frustration.

Ses yeux enragés effrayèrent la renarde qui continua son chemin, toujours en marchant, mais avec un pas rapide empreint de nervosité.