La confession et la quête

Le ciel commençait à peine à s’éclaircir lorsque Racoune s’introduisit à l’intérieur de la chapelle. La porte n’était jamais fermée, puisqu’elle devait servir de refuge aux personnes dans le besoin, mais à ce moment, elle était tout à fait inoccupée, excepté des quelques résidents permanents qui dormaient plus loin; dont il avait lui-même fait partie pendant un certain temps.

Sa bougie illuminait bien peu mais ses yeux étaient habitués à l’obscurité, alors il s’arrêta devant la toile qui tapissait le mur au fond de la grande salle. Elle représentait le prince Adamant, un personnage que les humains de la région vénéraient pour avoir mis fin au règne d’un roi conquérant et libéré le peuple de l’ancien pays de la guerre et de la famine. Il s’agit d’une vieille histoire dont Racoune se souvenait avoir appris de la conteuse Jeanne il y a plusieurs années, mais il ne se souvenait que des grandes lignes, car tous ces évènements se seraient déroulés à une époque plus lointaine que ne remonte la mémoire des humains. Elle n’était donc à ses yeux plus digne d’intérêt.

À l’approche des bruits de pas, Racoune tourna vivement la tête pour y voir Thomas l’Aubier, le gardien qui, visiblement, ne dormait jamais.

« Vous êtes déjà là! dit-il, tout bas mais avec quand même un certain enthousiasme. Alors, c’est aujourd’hui le grand jour?

— Hé bien, c’est un jour certain, répondit Racoune, mais je ne saurais le qualifier de grand pour le moment.

— Ça va me faire un petit pincement au cœur de ne plus vous voir dans les parages. Vous savez à quel point le village vous apprécie. »

Racoune se tourna de nouveau vers la tapisserie. « Mon frère, j’aimerais vous faire une confidence avant de vous quitter », dit-il. Il prit une grande inspiration, cherchant les bons mots pour dire ce qui le taraudait avec tact. « Je n’ai jamais ressenti votre attachement envers les histoires du Culte et, en-dehors des enseignements de sœur Jeanne, je n’ai jamais prié. Et… même avec sœur Jeanne, les prières étaient pour moi de longs moments de silence absolument angoissants, où je n’avais l’impression d’être jugé que par mes pairs, et non par Dieu. Je n’ai jamais senti de bienveillance de la part de tout ça, je n’ai jamais senti la présence de mes regrettés parents, et ça me terrifie. Je n’ai jamais eu la foi, malgré vos enseignements. »

Racoune regardait dans le vide pendant qu’il parlait, puis, au bout d’un long silence, on entendit Thomas rigoler légèrement.

« Le contraire m’aurait surpris, dit ce dernier. Vous êtes arrivé parmi nous si tard, vous étiez presque un adolescent. C’est normal que tout ceci vous échappe.

— Je ne vous déçois pas, j’espère.

— Non, pas du tout… pour tout vous dire, je préfère. La plupart des Fourrures sont insensibles aux enseignements du Culte. On ne peut rien y changer, c’est dans votre nature, et cela risquerait de mettre notre communauté dans l’embarras, si le mot se passait que nous forçons les Asiyens à pratiquer le Culte. Les contes nous apprennent à respecter ces choses qui nous différencient. Après, libre à vous de les suivre ou non. »

Racoune s’approcha et murmura. « Vous pensez que je devrais le dire à Julia? Tout ceci est tellement important pour elle. Toute sa vie tourne autour de la foi.

— Vous la connaissez, je pense qu’elle est assez forte pour accepter la vérité, et si elle a suivi les enseignements de sa mère, elle sait qu’elle ne doit pas vous juger pour ça. Je lui dirais, si j’étais vous. Elle vous a en grande estime.

« En revanche, j’aimerais vous demander à vous quelque chose, continua Thomas. J’ai peur que Julia cherche à retrouver son amie d’enfance, Marie Lequère, et que celle-ci soit de connivence avec des magiciens.

— Vous voulez parler de sa fiancée, dit Racoune.

— Qu’importe, fit Thomas avec agacement; cette femme a été chassée parce qu’elle pratique la magie, et je crains qu’elle n’ait exercé une influence mauvaise sur elle. Je croyais qu’elle était passée par-dessus cette histoire, mais je suis maintenant persuadé qu’elle m’en veut toujours. Je me doute que nous ne pouvons l’empêcher de la retrouver mais… tâchez seulement de lui rappeler que la magie est un interdit, voulez-vous bien? Je crois que le message passera mieux s’il vient d’un ami que de moi. »

Racoune parut hésitant. « Je veillerai à lui rappeler, dit-il avec peu de conviction, bien que je ne pense pas que cet interdit puisse faire obstacle entre elle et mademoiselle Lequère. La foi passe en second quand il est question d’amour, mon frère. »

Thomas hocha la tête. « Oui, je sais bien, malheureusement. »

Aussitôt levée, Julia enfila ses bottes et son manteau et sortit en compagnie de Racoune. Elle ne prit pas le temps de faire un dernier au revoir au gardien; elle se contenta de rouler sa couverture et l’emmena pour l’attacher à la selle de sa monture.

Elle n’avait pas eu beaucoup l’occasion de monter à cheval, puisqu’elle n’avait jamais quitté les environs du lac, à l’inverse de son compagnon raton laveur beaucoup plus aventurier; mais elle y avait été initiée, comme tous les jeunes adultes, il y a quelques années, et les manières lui revinrent petit à petit.

« Le palefrenier m’a dit que quelqu’un les a abandonnés ici il y a quelques semaines, dit Racoune. Il demande qu’on les laisse à une écurie quand on arrivera… mais… par où on va, d’ailleurs?

— Je me demandais quand tu me poserais la question, dit Julia. Je commençais à croire que tu voulais juste t’en aller d’ici.

— Je peux aller n’importe où! dit vivement Racoune. J’ai vu suffisamment du pays ces derniers temps. Il n’y a rien à voir, à l’est d’ici.

— Il y a la citadelle, puis il y a les frontières du royaume.

— C’est exactement ce que je dis, insista Racoune; rien à voir qui soit digne d’intérêt. Girtlad est un pays de mécréants. As-tu à faire à la citadelle? »

Julia rabattit son capuchon pour se protéger de la pluie battante.

« Oui, je dois y rencontrer quelqu’un. Et probablement pas la personne à laquelle tu penses.

— Ah bon! s’exclama Racoune. Comme ça tu ne quittes pas le village à la recherche de ton amante? Et pourquoi pas, ça serait le début d’une belle aventure.

— Parce que je n’ai strictement aucune idée d’où elle peut être, répondit Julia, et qu’il est bien envisageable qu’elle ait disparu pour de bon. Je me rends au temple de Kusama. Ma mère m’a parlé de leur gardien il y a quelque temps. Il travaille sous couverture pour libérer plusieurs esclaves de la ville depuis un moment. Elle aurait voulu que je m’implique auprès d’eux. Il pourra nous mettre en relation avec un groupe de résistants.

— Très bien… » dit lentement Racoune. Julia ne put dire, à son ton de voix, s’il était curieux et intéressé par le projet, ou s’il venait tout juste de ravaler son enthousiasme.

Ils prirent la route vers l’est depuis le village, où le paysage n’était composé que de collines et de champs. La pluie allait et venait et se faisait plus rare à mesure que les kilomètres étaient parcourus.

Ils arrivèrent près du fleuve en milieu d’après-midi et la citadelle était visible juste un peu plus loin; mais la route s’arrêtait net au moment de traverser, et il ne semblait plus y avoir de pont qui l’enjambait. Il y avait également, tout près, une caravane escortée par six cavaliers lourdement armés, et un homme à pied pauvrement habillé, certainement un agriculteur du coin. Julia et Racoune s’approchèrent au galop.

« Il va falloir prendre la route nord, dit le paysan, tant qu’ils n’auront pas reconstruit le pont.

— Ça nous fait un détour d’une demi-journée! » dit l’un des cavaliers, visiblement en colère.

Ils purent voir de plus près les débris du pont qui restaient jonchés sur le bord de la route et qui dépassaient du fond de l’eau.

« Il est arrivé quelque chose au pont menant à la citadelle? demanda Racoune.

— Incendié, que je vous dis! s’insurgea le paysan. C’est ces animaux qui ont fait ça. J’habite juste à côté. C’est pas la première fois! L’année dernière, ils ont mis le feu à mes blés. (Il désigna le champ juste au nord de la route.) Ils sont tous en train de devenir fous. La rivière est profonde, vous passerez pas et je vous conseille pas de nager non plus. Prenez la route nord, avec un peu de chance le pont là-bas est encore debout.

— Ce sont des Fourrures qui ont fait ça? demanda Julia.

— Mais oui! C’est pas compliqué madame, à chaque fois qu’il y a du grabuge dans le coin, les coupables, c’est toujours ces animaux parlants. C’est rien de personnel contre vous, hein! (Il désigna Racoune du regard.) Mais nom de Dieu, vous êtes en train de vous tailler une sale réputation dans le coin, c’est moi qui vous le dis. On n’avait pas de problème, avant. Je sais pas ce qui s’est passé, mais là ça devient n’importe quoi.

— C’est ce qui arrive quand vous les laissez à l’air libre », dit le cavalier.

Julia lui fit face. « Que transportez-vous dans votre charriot? » demanda-t-elle.

Le visage du cavalier se crispa. « Qu’est-ce ça vous regarde? dit-il sèchement.

— Armés tels que vous êtes, je suppose que vous ne transportez pas que des linges de maison. Vous chevauchez en Adamérie, la terre la plus pieuse d’Asiya; et les gens tels que vous ne sont pas les bienvenus dans la citadelle.

— On m’avait prévenu de me méfier des cultistes quand j’allais venir ici. Faites attention à qui vous vous frottez! Ces terres appartiennent toujours au seigneur Warrant, quoiqu’en disent vos légendes; les lois sont celles d’Asiya, et on ira où bon nous semblera.

« Allons-y! » dit-il au reste du convoi; puis ils se remirent en route vers l’ouest. Pendant qu’ils faisaient demi-tour, ils jetèrent au raton laveur un regard menaçant.

« Vous êtes conteuse, c’est bien ce que j’ai compris? demanda le paysan, une fois que les cavaliers furent loin.

— Non, répondit Julia; j’ai simplement grandi à la chapelle, mais je n’y tiens pas de rôle, en tout cas, pas pour le moment. Je suis une femme de foi.

— Salut à vous, dans ce cas! Et désolé pour ces fauteurs de troubles. Soyez prudente tout de même : ces gens de l’ouest n’en ont rien à battre des contes et des lois de Dieu. Et faites attention aux animaux aussi, le climat n’est pas propice au dialogue. Ces hommes s’en vont surement à la citadelle ou plus loin à Girtlad, pour vendre leur marchandise.

— Je ne savais pas que les gardes laissaient les marchands d’esclaves traverser le fleuve, s’étonna Racoune.

— Ça leur en touche une sans faire bouger l’autre, si vous voulez mon avis! Si vous prévoyez faire changer ça, vous allez avoir du pain sur la planche. Vous l’avez entendu. C’est Asiya qui fait la loi. Et c’est les honnêtes citoyens qui paient le prix fort! » Il se tourna de nouveau vers le fleuve. « Dieu me sourira de nouveau un jour, je l’espère. Priez pour ma famille, madame, et pour que Kusama reconstruise cette saleté de pont en vitesse, et en pierre, cette fois. »