Le bazar

C’était la fin mai, et Julia avait fait quelques efforts ces dernières semaines pour se laver elle-même et ses vêtements. Toutefois, de vêtements, elle ne possédait plus que ce qu’elle portait sur le dos tous les jours, et elle se mit à envier secrètement les Asiyens qui pouvaient aller à moitié habillés sans être gênés que ce fût par le froid ou par leur propre pudeur. Ses cheveux, eux, n’avaient plus du tout aucun sens.

Elle apprenait toujours à manier les armes, toutefois, Betsy et Arabesque étaient allés au bout de ce qu’ils pouvaient lui enseigner. Même si elle continuait de travailler sur sa force physique, sa précision et son agilité, elle ne saurait jamais ce qu’elle valait en situation réelle avant que cette situation n’eût lieu. Elle s’entrainait encore à l’épée avec Arabesque, mais ils étaient revenus aux épées en bois, pour leur permettre d’user de plus de force et de violence dans leurs sessions. Elle avait enfilé une armure pour la première fois : un haubert à anneaux de taille adulte, qui couvrait les bras et une partie des cuisses. On lui avait assuré que, bien enfilé, son poids était modeste et parfaitement supportable; mais ce ne fut pas son expérience. Bien qu’il l’empêchât d’être totalement recouverte de bleus après une semaine, il pesait très lourd sur son maigre corps, et les autres comprirent à quel point elle partait de loin. Mais Julia s’obstina à vouloir repousser ses limites, au point où Racoune commença à s’inquiéter pour sa santé.

Julia rendit visite quelquefois à la chapelle désertée de Pirret au cours des semaines qui suivirent. Adrienne ne se fit plus voir nulle part, de même qu’une bonne partie des livres et des papelards entreposés qu’elle avait emportés avec elle. Il lui arriva une fois ou deux de croiser quelqu’un, et le panier d’offrandes était un peu plus chargé à chaque visite. Personne ne semblait intéressé à dérober les objets laissés là par les quelques fidèles qui venaient encore prier sur place. Elle s’était prise d’affection pour l’endroit et se réjouissait chaque visite qu’il fût toujours debout, se disant que peut-être les quelques personnes qui faisaient vivre la foi à Pirret pouvaient redonner espoir aux autres qui n’en avaient plus.

Au cours d’une visite, un après-midi pluvieux, elle vit une personne déjà installée devant la grande statue du Prince, assise à genoux et les mains jointes. En s’approchant, elle reconnut les tatouages et la longue chevelure sombre de Lucie; et tout de suite, Julia fut prise d’un sentiment de crainte mélangé à la curiosité. En lieu et place de sa grande robe, elle n’était plus habillée qu’en citadine, avec une tunique simple et une jupe toutes deux un peu négligées. Cet accoutrement jurait sévèrement avec l’image dont Julia avait souvenir, et elle fut prise au dépourvu.

Elle s’immobilisa entièrement et la magicienne s’arrêta de marmonner tout bas. Le silence semblait si plat qu’elles pouvaient s’entendre respirer l’une l’autre.

« Je ne savais pas que vous étiez une fidèle du prince Adamant, dit Lucie sans se retourner.

— Là d’où je viens, répondit Julia, tout le monde pratique le Culte, et au grand jour. J’ai passé toute ma vie dans une chapelle semblable à celle-ci, quoique toujours gardée et bien moins morose. » Elle s’avança.

« Vous devez venir des mêmes contrées que mon mari, dans ce cas, dit Lucie. C’est lui qui a ravivé ma foi. Elle m’aide à garder l’esprit clair en ces temps sombres.

— Comment va Karimel? »

Lucie réfléchit longuement avant de se relever lentement. « Il a été pris en charge par quelqu’un de plus compétent que moi. Il se porte bien, à présent. Physiquement, en tout cas.

— N’êtes-vous pas avec lui?

— Je doute qu’il ressorte libre en extérieur avant quelque temps. J’ai été libérée jusqu’à ce que le besoin se manifeste de nouveau, si ça arrive jamais. »

Julia se fit hésitante. « C’est plutôt une bonne chose pour vous, non? »

Lucie ne répondit pas et respira profondément en baissant les yeux au sol. Elle finit par se retourner, puis elle sortit lentement son épaule de l’encolure de sa tunique et lui découvrit une partie de son omoplate. Ce dernier était recouvert de marques de lacérations qui avaient dénudé des parties de sa chair, telles des tranchées qui seraient creusées à même la peau. Il lui fallut un moment avant de comprendre ce qu’elle était en train de voir, et elle fut entièrement horrifiée. Les traits avaient tout juste cicatrisé, laissant croire qu’ils étaient récents de quelques jours, et la souffrance qu’ils renvoyaient donna la chair de poule à Julia, qui se couvrit la bouche avec stupeur.

« Madame Beaudelair me tient responsable des choses qui lui sont arrivées, dit Lucie. Parce que j’ai échoué à le protéger convenablement. Il renchérit en disant que je lui fais la vie dure, et tous se sont ralliés contre moi. (Elle termina de se rhabiller, non sans réprimer une grimace de douleur.) La seule raison pourquoi elle ne m’a pas gardée en otage est que Karimel ne peut plus me supporter. Mais je devrai retourner à elle, aurait-elle de nouveau besoin de moi, peu importe la raison.

— C’est affreux, souffla Julia, la voix tremblante. Je suis désolée pour vous.

— Ne le soyez pas. Vous n’avez rien à vous reprocher et il n’existe aucun lien entre nous deux. Vous m’êtes sympathique mais il n’y a rien que vous puissiez faire, ou que vous auriez intérêt à faire.

Julia haussa la voix : — Et pourquoi devrais-je y avoir intérêt? N’existe-t-il plus personne à Pirret qui croit encore à la justice et à la liberté?

— Vous aviez certainement une belle vie dans votre chapelle… il existe autant de malheurs que d’êtres vivants, et heureusement pour tous, les miens ne regardent que moi. Je sais mon mari et mon garçon en sécurité tant que je serai au service de la famille Beaudelair.

— Que vous soyez à leur service ne devrait pas menacer votre vie ou votre famille! Vous ne comprenez pas que ce n’est pas normal?

Lucie s’énerva et dit avec colère : — Vous croyez que je ne le sais pas? Seulement, quel choix ai-je? Je n’ai aucun attachement à cette famille de tarés, mais ils peuvent me suivre à l’autre bout du monde et me faire tuer d’un claquement de doigt, et c’est ce qu’ils feront si je m’enfuis. Contrairement à Karimel qui leur est cher, moi, je suis dispensable. Un outil pour les aider à arriver à leurs fins. De plus ils savent que j’ai un modeste pouvoir de guérison; c’est une raison pour eux de me torturer davantage. Avez-vous déjà vomi vos tripes de douleur et souhaité en hurlant qu’on vous achève pour que les coups cessent? L’infligeriez-vous à vos êtres aimés, si ça voulait dire que vous êtes libre?

— Non… je… bégaya Julia, à court de mots.

— Alors épargnez-moi votre jugement et vos indignations! Aussi gentille et aimable croyez-vous que vous soyez, vous ne pouvez pas comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons. Vous n’avez aucune chance de sauver Karimel. Il pourrait vous tuer si vous vous en prenez à sa maitresse; et s’ils sont séparés tous les deux, vous savez très bien comment ça va se finir. Vous ne le sauverez pas. C’est peine perdue. »

Lucie était crispée et se tenait devant elle les poings serrés, et elle semblait au bord de l’implosion.

« Laissez-moi vous venir en aide, souffla Julia.

Lucie mit un temps à répondre : — Je ne peux pas vous retenir de faire quoi que ce soit. Mais rappelez-vous que, quoi que vous fassiez, vous n’aurez jamais le fin mot de l’histoire. Vous jouez avec la vie des gens, et vous allez au-devant de problèmes qui sont plus grands que vous. N’espérez pas mon soutien, puisque je ne pourrai pas vous l’offrir. »

Julia fut incapable de trouver un moyen d’aider la magicienne. La seule issue possible semblait d’éliminer la personne qui avait le contrôle sur sa vie : une chose beaucoup plus facile à dire qu’à faire, considérant l’emprise et l’influence que cette personne semblait avoir.

Elle ressortit de la chapelle une heure plus tard. La pluie s’était alourdie, le bazar était calme et les voies étaient pleines d’eau. Julia soupira; tout ce qui l’entourait la rendait triste. Ce nouveau pays, qu’elle apprenait à connaitre, lui paraissait pauvre et sans âme, et parmi sa population, personne ne semblait heureux. Peut-être était-ce parce qu’elle n’avait connu comme milieu de vie qu’un village d’agriculteurs et une richissime citadelle, et qu’elle était ignorante de ce à quoi ressemblait la réalité de l’entredeux; mais peut-être était aussi qu’un climat de méfiance et de peur de l’autre régnait sur le pays. Elle croyait, au début, pouvoir rencontrer des Fourrures et se rapprocher des groupes de rebelles comme elle avait prévu le faire; mais la plupart de celles-ci se montraient fermées à lui parler, et Arabesque l’avait avertie de ne pas insister à aller dans cette direction. Elle n’en rencontra que très peu, de toute façon, car elle résidait dans un quartier pavillonnaire plus au nord de la ville, alors que, à ce qu’on dit, les Fourrures libres préféraient les quartiers du sud, car plus près de la grande route qui donnait accès au pays; et surtout, plus loin des bourgeois, disait Betsy.

Racoune semblait curieusement passer beaucoup de temps avec eux; il avait même rencontré quelques vieilles connaissances de ses précédents voyages, et, le soir, il tenait au courant Julia des avancées et des actions posées par les autres groupes de Fourrures à Pirret. Ils n’étaient en ville que depuis quelques semaines; Julia avait tout le temps de se faire une place, disait-il.

Comme elle avait la tête baissée, plongée dans ses songes en fixant ses bottes qui pataugeaient dans l’eau, quelqu’un lui adressa la parole : « Excusez-moi, madame? »

Elle redressa subitement la tête et vit un jeune garçon, vêtu d’un manteau à capuchon délabré qu’il tenait par-dessus sa tête. Elle reconnut l’adolescent qu’elle avait rencontré lors de son arrivée en ville; et celui-ci, à son regard, sembla l’avoir reconnue à son tour. Il avait l’air misérable et affaibli, il était maigre comme un clou, et il avait un œil au beurre noir. « Me laisseriez-vous entrer? demanda-t-il timidement.

— Bien sûr, dit Julia; mais nul besoin de me le demander, tout le monde peut y entrer et sortir à sa guise.

— Que faites-vous là, dans ce cas? À garder les portes comme aux prières avec votre grande épée?

— Non, tu te trompes, dit Julia en riant nerveusement. Je ne suis pas celle que tu crois. Je ne suis qu’une simple adepte. Je ne suis personne, ici.

— Mais vous venez presque tous les jours, et vous restez pendant des heures. Je vous ai vue souvent. Tout le monde vous voit. Vous n’avez pas peur?

— De quoi, ou de qui, devrais-je avoir peur?

— Je ne sais pas. Des gens. Il y en a certains qui voient les fidèles du Culte comme des traitres, et ils peuvent très vite en venir aux mains ou au fer. À cause de ce qui est arrivé à Valandre, vous voyez. »

Julia fronça les sourcils. « Et il n’en reste plus rien aujourd’hui, dit-elle. Ces gens n’ont aucune raison de s’y sentir rattaché. C’était une autre ère, et leurs descendants sont aujourd’hui fidèles à l’empire.

— Oui, c’est ce que la Conteuse disait, répondit le garçon. Mais les gens ne le savent pas, ça. Ils comprennent juste que le prince est venu et qu’il a tué tout le monde. Vous n’êtes pas d’ici, ça se voit. Pourquoi croyez-vous que même les clochards hésitent à venir s’abriter à l’intérieur de la chapelle? Alors qu’elle est censée être un lieu de refuge et de repos. (Il sembla respirer profondément, avant de reprendre, la voix plus claire et forte.) Vous ne devriez pas laisser planer l’idée que vous êtes la nouvelle gardienne, dit-il. Il y aura des représailles. À moins que vous n’ayez tout une équipe pour vous protéger. Les gens veulent voir la chapelle bruler.

— C’est affreux, de croire des choses comme ça, souffla Julia.

— Et c’est la vérité. Et certains y mettent beaucoup d’énergie. Quand père… quand le gardien a été tué, le gros d’Ascorville n’a pas arrêté de se vanter d’avoir fait le coup. Vous savez qui c’est? (Julia secoua la tête.) Il s’appelle Arthur. C’est un des bourgeois, ou un vassal, ou quelque chose dans le genre. Il est tellement cupide et avide de pouvoir, qu’il ne supportait pas que la chapelle ne soit pas sous son influence. Alors, l’enfoiré, il nous a imposé des taxes qu’on n’a jamais pu payer, parce qu’on ne possédait rien, et qu’il y avait trop peu de fidèles pour nous appuyer. Et puis une nuit, des gens se sont pointés, et ils ont assassiné le gardien, et son élève, et… et… » Il s’arrêta subitement de parler et il se retourna.

« Je suis désolée », dit mollement Julia.

Le garçon regardait les grandes portes de la chapelle. « Laissez-moi entrer, s’il vous plait, dit-il faiblement. J’en ai marre de la pluie.

— Avec plaisir », dit Julia; puis elle ouvrit la porte et lui céda le passage. Alors son regard se posa de nouveau sur le bazar, et il sembla que tout lui sauta aux yeux. Elle vit les gens dans leur misère et leur pauvreté, hommes, femmes et enfants, mais également Asiyens; tous condamnés à mendier, à voler ou à fuir les conflits. Quelques hommes et femmes déambulaient avec tout ce qu’il était possible d’avoir comme vêtements et bijoux, et, dans le cas de certains, elle le savait, un serviteur ou un esclave. Et, au milieu de tout ça, quelques commerçants et artisans essayaient de tirer ce qu’ils pouvaient de leur honnête travail pour s’occuper et nourrir leur famille. Les mercenaires et les rôdeurs, de leur côté, se faisaient voir à certains endroits et semaient le doute et la peur, car ils se donnaient tous l’apparence de brutes, rivalisant avec la milice, nombreuse mais largement inexpérimentée. Les efforts déployés dans l’agriculture et l’armée n’avaient en rien contribué à établir un équilibre social, mais semblaient avoir seulement creusé l’écart déjà existant. Le marché était comme devenu un théâtre où les abuseurs et les abusés étaient représentés sur un pied d’égalité.

« Sale journée, pas vrai? »

Elle fut une fois de plus tirée de sa bulle par quelqu’un l’accrochant; mais cette fois-ci, il s’agissait de l’un des artisans qui se tenait à sa droite, un homme âgé et modeste, qui devait avoir tout entendu de leur conversation.

« Il y en a encore pour plusieurs jours, que ma femme dit, reprit-il. Elle a le flair pour prédire le temps qu’il fera. Quelle tragédie qui a touché ce garçon! Il a vraiment du courage pour continuer de venir trainer autour de la chapelle. Être lui, je sais pas si j’aurais la force. Mais il m’inquiète. Je l’ai vu se tenir avec la racaille, et regardez de quoi il a l’air maintenant. Ça fait de la peine à voir.

— Vous savez ce qui lui est arrivé? demanda Julia.

— Il s’est fait prendre à piquer ou à fureter, assurément, dit le vieil homme. Ses fréquentations, elles ont une mauvaise influence sur lui. Ce petit garçon a changé. Il était plus sage, avant tout ça. Sa mère doit plus avoir beaucoup de temps à lui consacrer, m’est avis. J’ai toujours considéré les gens du Culte comme plus nobles que moi. Mais qui aurait cru que leur famille finirait comme ça?

— C’est vrai, ce qu’il dit, sur cet Arthur d’Ascorville? demanda Julia.

— J’sais pas. Mais ça me surprendrait pas, ce qu’il a dit. Les bourgeois de cette ville sont tous des détraqués d’une façon ou d’une autre.

— Vous en connaissez d’autres? demanda Julia. Des bourgeois, j’entends.

— Ça, je peux pas dire que je les connais. Pourquoi je les connaitrais? Non, j’ai entendu parler d’eux, c’est tout. Comme tout le monde. Ils ont tous leur petit côté haïssable qui leur est propre à chacun.

— Vous connaissez les Beaudelair? Que pouvez-vous me dire sur eux? »

L’homme sembla soudainement vouloir se braquer. « Ho là, fit-il, que me voulez-vous, ma petite dame? Vous êtes en enquête ou je ne sais quoi? J’ai rencontré la Mathilde une fois. Pas de près, hein; j’ai juste été dans la même pièce qu’elle. C’est la femme la plus excentrique que j’ai vue dans toute ma vie, des comme elle ça s’invente pas. Le genre qui voudrait qu’on se prosterne dès qu’elle entre dans la pièce, vous voyez. Ça, c’est ce que tout le monde dit. Le reste de mon ressenti personnel, je vais me le garder. Mais je crois pas qu’elle soit méchante. Pour une bourge, en tout cas.

— Pas méchante? » répéta Julia. Cette dernière remarque manqua la mettre en colère. Elle se retint de répliquer soupira lourdement. « Et pourquoi en ont-ils contre la chapelle?

— Oh, ça, si je savais. Je vous l’ai dit, je les connais pas personnellement. Je baigne pas dans les potins ou les réceptions de riches où ils échangent de leurs fantaisies. Mais pour le Arthur, c’est vrai qu’on raconte de drôle de choses à propos de son clan. Comme quoi il faut pas trop les chercher, qu’ils sont impliqués dans toutes sortes d’affaires malhonnêtes. Ça serait vraiment pas surprenant qu’il ait engagé des assassins pour en finir avec le Culte. »

Julia n’écoutait même pas ce que l’homme lui disait. Son attention avait de nouveau dévié sur le bazar, où, de l’autre côté, un groupe de mercenaires avait troublé le calme et l’ordre. Leur chef semblait s’être pris de bec avec quelqu’un. Elle ne put distinguer ce qu’ils se disaient à travers le brouhaha général et la pluie, mais elle entendit clairement la voix du mercenaire qui ressortit parfois haute et imposante. L’homme qui se tenait en face n’avait pas l’air d’un quidam, mais il était vêtu d’une armure comme aucune de celles qu’on voyait d’ordinaire à Pirret. Quand le ton commença à monter, un deuxième homme, accoutré sensiblement pareil, se joignit à eux, et à ce moment, la situation sembla se calmer, et le mercenaire fit quelques hochements de tête au cours de leur échange.

« Tiens! En voilà, justement, dit l’artisan à propos des mercenaires. Ces gens sont une plaie. Personne ne veut d’eux en ville, mais personne n’a le courage de les chasser. Y a que les bourgeois qui profitent d’eux, justement. Je ne sais pas d’où ils viennent, mais s’ils pouvaient y retourner, la ville s’en porterait mieux. »

Mais Julia était davantage intriguée par les deux hommes en armure, car à mesure qu’elle les examina, leur uniforme lui parut incommodément familier. L’un d’eux fit face au bazar, puis elle comprit de quoi il s’agissait : les deux hommes portaient par-dessus leur armure un surcot rouge avec, sur le devant, l’étoile et la montagne de Kusama.

Elle s’excusa auprès de son interlocuteur puis descendit les marches pour quitter la place. Ses pensées défilèrent à une vitesse folle et elle se mit à imaginer les pires scénarios. Que faisaient des chevaliers en armure si loin de leurs terres, et à Pirret plus qu’à tout autre endroit? Qui étaient-ils? Étaient-ils à sa recherche? Dans un effort qui lui parut titanesque, elle jeta un œil dans leur direction juste avant de s’engager dans la rue qui quittait le bazar en longeant la chapelle, et ce qu’elle vit la terrifia. Son regard croisa celui de l’un des deux chevaliers, qui était en train de la fixer avec insistance, et elle fut convaincue de reconnaitre à ce moment son plus grand frère, Bernard.

Elle marcha d’un pas rapide dans la direction opposée. Elle n’osait pas courir, car elle essayait de se convaincre naïvement qu’elle pouvait encore passer inaperçue. « C’est pas vrai, je vous en supplie, souffla-t-elle d’une voix tremblante; n’importe qui, n’importe qui mais pas lui. »

Elle se surprit à bousculer des passants sur le chemin dans l’espoir de se fondre dans la masse, sans les regarder et sans s’excuser, et à chaque seconde où elle fut ralentie, elle fut parcourue de frissons et prise d’un sentiment d’urgence qui la poussait vers l’avant. Puis elle entendit à travers les bruits ambiants une voix d’homme crier : « Julia! Julia! »

Elle continua sans s’arrêter. Elle n’espérait plus rien d’autre qu’il perdît patience ou qu’il fût convaincu d’avoir fait erreur; mais avant longtemps, elle entendit de nouveau la même voix, beaucoup plus proche et plus claire : « Julia Basile Vendemont! »

Elle serra des dents et elle s’immobilisa, pétrifiée. Une main se posa sur son épaule. Elle fit à ce moment brusquement volteface et repoussa l’homme qui l’avait approchée, puis aussitôt, elle fit voler son poing en direction de sa figure. Mais le chevalier l’attrapa au vol avec les réflexes d’un lynx, et il serra son poignet d’une main de fer, avec tellement de force que Julia crut un instant qu’il pouvait lui broyer la main.

« Du calme! dit-il avec fermeté. Je veux simplement discuter un peu. »

Il lâcha sa main en la repoussant à son tour. Julia tremblait de rage et de peur, car elle voyait clairement en face d’elle le visage de son plus grand frère. Frère qu’elle avait souhaité ne plus jamais revoir, et dont elle avait même espéré qu’il l’eût effacée de sa mémoire. Elle voulut se ruer sur lui pour le faire reculer et lâcher prise, mais sa force était insuffisante pour le faire bouger, et en réponse, il la bouscula derechef pour la faire tomber à la renverse. « Tu ne devrais pas être aussi impulsive face à un chevalier. La dernière fois ne t’a pas suffi? »

Elle se releva rapidement et brandit son épée. Le chevalier, confondu par cette provocation, se glissa agilement sur le côté et esquiva le coup qu’elle voulut lui porter, puis il dégaina son arme à son tour. Les épées s’entrechoquèrent violemment, mais le spectacle ne dura pas bien longtemps : il réussit sans aucun effort à faire dévier sa lame à Julia, qui fut contrainte à la lâcher, incapable de rivaliser avec la force de son adversaire. Immédiatement après qu’il l’eut désarmée, il lui mit un puissant coup de pied dans l’estomac, l’envoyant s’écraser à nouveau sur le sol. Elle eut le souffle coupé et sa tête heurta le pavé. Ses sens devinrent momentanément troubles.

Le second chevalier arriva près d’eux à ce moment, arme à la main, de même qu’un garde qui avait vu leur altercation. Lorsque ce dernier s’approcha et qu’il regarda Julia étendue par terre, Bernard le rappela à l’ordre sans tarder. « Ne vous mêlez pas de nos histoires! dit-il avec agressivité. Vous ne toucherez pas à un cheveu sur sa tête, ou je le prendrai comme un affront. Ravalez votre lance et partez vadrouiller sur la rue voisine, c’est un ordre. »

Le milicien parut réticent mais également impressionné par l’aspect du chevalier, et il quitta les lieux sans faire de commentaire. Bernard remit son arme dans son fourreau et s’avança vers Julia, faisant soin de poser sa botte sur la poignée de son épée qui trainait maintenant à ses pieds.

La jeune femme tourna lentement la tête en gémissant alors que ses sens lui revenaient tranquillement. « J’ai gagné! » fit Bernard avec un sourire espiègle, lorsqu’elle ouvrit enfin les yeux. Il lui tendit la main pour l’inviter à se relever, mais Julia rejeta l’offre et se remit debout d’elle-même de peine et de misère. Elle n’eut ni rire ni sourire, et sous ses bleus et le mal de dos et de ventre qu’elle venait juste de développer, elle était furieuse, mais aussi intimidée et réellement effrayée. Elle s’adressa à lui en regardant le sol. Son orgueil avait été blessé de façon irréparable.

« Pourquoi est-ce que tu m’infliges ça? dit-elle gravement. Qu’est-ce que tu me veux?

— Te parler, c’est tout! répondit Bernard. Est-ce si inconvenant?

— Oui! Oui, il se trouve que je n’ai aucune envie de te parler. »

Bernard s’adressa à l’autre chevalier. « Partez rejoindre les deux jeunots, dit-il. Je reviendrai plus tard. »

Le chevalier grogna. « C’est vous qui voyez », dit-il; puis il s’en alla.

Bernard se pencha pour ramasser l’épée que Julia avait fait tomber. Il ne fit aucunement attention aux inscriptions gravées sur le plat de la lame et la lui présenta pour la lui redonner.

« Alors, Lady Julia, je ne m’attendais pas du tout à te voir en possession d’une épée, dit Bernard avec amusement. Aspires-tu à devenir chevaleresse à ton tour?

— Seigneur, jamais de la vie! » répondit Julia. Elle s’empressa de ranger l’arme dans son fourreau et de dissimuler le tout sous son grand manteau. « Pourquoi diable voudrais-je devenir comme vous?

— Parce que tu es une Vendemont, et que les Vendemont sont reconnus pour être de nobles chevaliers.

— Ne m’appelle plus jamais par le nom de notre père, grogna Julia.

— Je comprends que ce soit un sujet compliqué, dit Bernard; mais je te promets que je ne veux pas te parler de notre père. (Il se saisit de nouveau du poignet de Julia, comme s’il avait eu peur un instant qu’elle prît la fuite. Il parla avec émotion.) Je veux échanger des nouvelles avec toi. Quinze ans depuis que tu es partie! Ne m’accorderas-tu pas quelques minutes? Il y a tant de choses dont j’ai envie de te parler. Père ne m’a que très peu dit de votre rencontre. Quelque chose semblait l’avoir profondément dérangé. Mais il m’a dit que tu avais une noble quête et fait dire qu’il te souhaite tout le courage pour y arriver. Alors parlons un peu. Raconte-moi ce que tu deviens! »